Résumé
La tentative d'Orgétorix (BG I, 2-4) se place dans une série d'essais de restauration de pouvoirs monarchiques en Gaule, face à la montée de l'aristocratie terrienne. Devant les dangers qui menaçaient les Helvètes en 61-60 avant J.-C., Orgétorix cherche à réaliser une coalition de trois peuples gaulois pour assurer l'indépendance de la Gaule. Les nombreux traits communs entre l'alliance d'Orgétorix et le triumvirat de 60 montrent que César, en proposant en exemple l'ambition d'Orgétorix et son échec, tente de rassurer ses lecteurs et d'écarter les reproches sur ses méthodes politiques.
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Orgétorix
l'Helvète
par Yves Gerhard
Parmi les rares Helvètes d'avant l'ère chrétienne dont le nom nous soit connu, deux seuls ont eu un rôle historique : Divico, le chef de l'armée des Helvètes lors de la victoire sur les Romains en 107 et leur porte-parole avant la défaite de Bibracte en 58 (Bellum Gallicum I, 13-14) ; et Orgétorix. Sur ce dernier, le témoignage principal est celui de César, qui nous relate, au début de la Guerre des Gaules (I, 2-4 ; 26, 4), son complot, son procès et sa mort en prison. Sorte de préambule au récit de la campagne contre les Helvètes, l'épisode d'Orgétorix, peu étudié malgré sa place de choix au début de l'oeuvre, mérite un réexamen, tant dans une perspective historique que dans le rôle qu'il pourrait jouer, du point de vue littéraire, comme leçon politique proposée par César à ses lecteurs. A la fin du IIe siècle et au début du Ier siècle avant J.-C., la monarchie était courante dans les Etats gaulois. Mais César, dans la Guerre des Gaules, ne mentionne plus que deux Gaulois qui sont "rois" de leur peuple : Teutomatus chez les Nitiobriges (VII, 31, 5 ; 46, 5) et Moritasgus chez les Sénons (V, 54, 2). En revanche, plusieurs personnages vivant à l'époque de la conquête de la Gaule ont eu des pères ou des ancêtres rois : ainsi en est-il de Casticus chez les Séquanes (I, 3, 4), de Pison l'Aquitain (IV, 12, 4), de Mandubracius chez les Trinovantes (V, 20, 1), de Tasgétius chez les Carnutes (V, 25, 1), des frères Cavarinus et Moritasgus chez les Sénons (V, 54, 2), et de Vercingétorix chez les Arvernes (VII, 4, 1; cf. Plut. Caes. 25, 5). D'autres Gaulois sont attestés comme rois avant l'arrivée de César : Bituitus, roi des Arvernes, est le plus connu, sinon le seul. Au moment de la conquête, dans la plupart des cités gauloises, le régime monarchique avait été remplacé par un pouvoir aristocratique : les rois une fois renversés, les nobles devinrent les chefs effectifs des peuples en Gaule. Ce changement de régime a laissé chez les descendants des anciens rois une certaine nostalgie de la royauté ; mais leurs tentatives de recouvrer le trône se sont heurtées au pouvoir des aristocrates et se sont terminées par des échecs. En voici les exemples cités par César : - Celtillus, père de Vercingétorix, "parce qu'il cherchait à obtenir le titre de roi, fut mis à mort par ses concitoyens" (VII, 4, 1). - Tasgétius, noble Carnute, à qui César avait redonné la royauté qu'avaient détenue ses ancêtres, fut tué par ses ennemis "sur l'instigation manifeste de beaucoup de ses concitoyens" (V, 25, 3). - Cavarinus, chez les Sénons, qui avait également été nommé roi par César, fut condamné à mort par l'assemblée publique : comme il avait pris la fuite, son peuple le destitua de son titre et le bannit (V, 54, 2). - Dumnorix, chez les Héduens, aurait voulu, par ses menées hostiles aux Romains, retrouver son pouvoir (I, 18, 3-9) : Liscus, vergobret, le dénonça et l'accusa (I, 19, 1), mais il échappa à une condamnation grâce à l'intervention de son frère aîné Diviciacus (I, 20). - Casticus, "dont le père avait détenu la royauté durant de nombreuses années chez les Séquanes", désirait reconquérir cette domination dans son peuple (I, 3, 4), mais on ignore les conséquences de cette ambition. C'est parmi ces prétendants à la monarchie que se place aussi Orgétorix l'Helvète. En 61 avant J.-C., nous dit César, "séduit par le désir de la royauté, il fit une conjuration de la noblesse et persuada ses concitoyens de quitter leur territoire avec tous leurs biens" (I, 2, 1). Parmi les préparatifs nécessaires à cette migration figurait la confirmation des bonnes relations diplomatiques avec les Etats voisins, les Séquanes et les Héduens (I, 3, 1). Orgétorix fut chargé lui-même de ces contacts, qui ne tardèrent pas à devenir des liens personnels : Casticus le Séquane et Dumnorix l'Héduen, on l'a vu, aspiraient comme Orgétorix au pouvoir royal ; ce dernier donna à Dumnorix sa fille en mariage (I, 3, 3-5). Les trois princes ambitieux se prêtèrent serment, avec l'espoir de dominer, grâce à leurs trois peuples, sur toute la Gaule (I, 3, 8). Un dénonciateur révéla le complot aux Helvètes : arrêté, Orgétorix devait être condamné à être brûlé vif (I, 4, 1). Grâce à sa suite fort nombreuse, il put échapper au procès ; les aristocrates soulevèrent le peuple contre la manoeuvre d'Orgétorix, qui, selon la version officielle des Helvètes, se suicida en prison (I, 4, 2-4). Cette "conjuration de la noblesse" et l'échec de son protagoniste doivent être placés dans le contexte des années 61-60 avant J.-C. : au nord, les Helvètes sont harcelés "dans des combats presque quotidiens" par les Germains (I, 1, 4) et observent, au sud-ouest, la répression par les Romains du soulèvement des Allobroges (I, 6, 2-3 ; cf. Dio Cass. 37, 47-48). En plus des troubles causés par ces deux peuples voisins en guerre, les Helvètes assistent à la défaite des Héduens face aux Séquanes ; ceux-ci avaient appelé à leur secours Arioviste et les Suèves et avaient ôté aux Héduens l'hégémonie en Gaule (I, 31, 3ss.); or la victoire des Séquanes s'était accompagnée de la confiscation de leurs meilleures terres par les soldats d'Arioviste, qui exerçait une tyrannie insupportable (I, 31, 10-13). Devant cette double menace - romaine et germanique -, quelle fut l'intention réelle d'Orgétorix ? D'une part, il organisa la migration des Helvètes en Saintonge, région plus fertile, plus vaste pour leur nombreuse population et plus éloignée des "points chauds" de l'est. D'autre part, il tenta de réaliser, par une voie diplomatique, une coalition des trois Etats les plus influents de la Gaule celtique : Helvètes, Séquanes et Héduens (I, 3, 4-8). Ce second projet échoua, car il s'accompagnait, comme on l'a vu, d'une volonté de retour à la monarchie ; mais l'union des trois cités les plus menacées par l'expansion germanique aurait pu former une puissance capable de résister aussi à la menace romaine. Remarquons que les Héduens, comme souvent les peuples gaulois (cf. VI, 11, 2), étaient divisés entre le parti favorable à Rome, celui de Diviciacus, et celui de l'indépendance gauloise et de l'hostilité à Rome, dirigé par son frère Dumnorix. C'est avec ce dernier et avec Casticus, au moment où les Séquanes commençaient à s'apercevoir des inconvénients de leur alliance avec les Germains, que se lie Orgétorix. En homme politique avisé, Orgétorix avait vu que le salut, face aux menaces, ne pouvait être préservé que par l'union des peuples les plus influents. Ni l'alliance avec les Romains (que prônait Diviciacus), ni les guerres intestines en vue de l'hégémonie, avec l'aide d'alliés encombrants (guerres qu'avaient éprouvées les Séquanes), ne pouvaient, pour Orgétorix, assurer l'indépendance de la Gaule. L'Helvète, que César présente comme un ambitieux avide de domination personnelle, avait en réalité constaté la faiblesse d'une Gaule désunie et divisée en face des périls. A plusieurs reprises, César insiste sur l'hégémonie que pourraient exercer Orgétorix et ses alliés, s'ils réussissaient à former autour des Helvètes une puissance centrale en Gaule (I, 2, 2 ; 3, 7-8). A Rome aussi, le sénat avait bien vu le danger d'une union des peuples gaulois autour des Helvètes (Cic., ad Att. I, 19, 2, lettre du 15 mars 60). Les Héduens, dans ce nouveau réseau d'alliances, abandonneraient le parti des Romains. Cette perspective apparaît dans les entretiens entre Liscus, le vergobret héduen, et César : les partisans de Dumnorix souhaitaient la victoire des Helvètes pour éviter que les Romains soumettent la Gaule entière (I, 17, 3-4 ; 18, 9). Les chefs gaulois, lorsqu'ils remercieront César de les avoir délivrés de la volonté d'hégémonie des Helvètes (I, 30, 1-3), ne se rendront pas compte des menaces toutes proches qui planent sur eux. Il faudra attendre l'année 52 et Vercingétorix pour qu'une vision des choses pareille à celle d'Orgétorix se présente de nouveau aux yeux d'un prince gaulois. Le procès d'Orgétorix montre la division politique des Helvètes eux-mêmes : le chef inculpé y "rassembla toute sa maisonnée, formée d'environ dix mille hommes, ainsi que ses clients et ses débiteurs, dont il avait un grand nombre" (I, 4, 2). A ce rassemblement considérable, preuve d'une grande influence politique (cf. II, 1, 4), les aristocrates helvètes ne peuvent faire face autrement qu'en réunissant "une foule d'hommes venus de la campagne" (I, 4, 3) : ces derniers sont probablement les fermiers des grands propriétaires, forcés de venir pour s'opposer aux partisans d'Orgétorix. Quant aux "concitoyens irrités", il s'agit, comme dans les procès politiques intentés à Celtillus, Tasgétius ou Cavarinus, du conseil où domine la noblesse terrienne nouvellement au pouvoir. Les magistrats, pour éviter l'affrontement armé entre les partisans réunis par Orgétorix et la population campagnarde recrutée par les nobles, ont peut-être fait mettre à mort le prince ambitieux, secrètement ; mais il n'est pas impossible qu'Orgétorix, comme les autorités helvètes l'ont officiellement annoncé, se soit suicidé en prison pour échapper à l'humiliation et au supplice.
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Si, maintenant, nous adoptons un point de vue littéraire, il faut remarquer en premier lieu que le personnage d'Orgétorix, sa tentative et son échec ne sont nullement indispensables au récit de la campagne contre les Helvètes. Son importance fut faible, puisque les Helvètes poursuivirent leurs préparatifs de migration malgré sa mort (I, 5, 1) et durent reprendre des contacts diplomatiques avec Dumnorix (I, 9, 2); César aurait pu ne pas présenter le personnage. Par une légère modification de la première phrase du chapitre 5, celui-ci aurait pu suivre immédiatement l'introduction géographique du premier chapitre. Aucun élément d'information n'aurait manqué au lecteur. Pourquoi donc César a-t-il voulu introduire l'épisode du chef helvète ? Pourquoi a-t-il même développé avec des détails inhabituels le projet d'Orgétorix et son échec ? Avant de répondre à cette question, il faut examiner le parallélisme frappant, quoique jamais encore étudié, entre la coalition des trois princes gaulois et le triumvirat de César, Pompée et Crasssus. Ce parallélisme s'appuie sur un faisceau d'indices, dont voici les principaux : 1. Le caractère privé et secret de l'alliance : Orgétorix, sous couvert de démarches officielles pour préparer l'émigration, conclut un accord personnel avec Casticus, puis avec Dumnorix ; les trois princes avaient une ambition commune, qui ne pouvait pas être divulguée : le rétablissement du pouvoir royal ; dans ce sens, les mots fides et iusiurandum (I, 3, 8) sont importants : il s'agit bien d'une coalition destinée à aider les trois partenaires à prendre le pouvoir de façon à établir une fédération des peuples de Gaule centrale. Quant à César, soit avant son élection au consulat, soit peu avant son entrée en fonction, il prit des contacts avec Pompée, puis avec Crassus, réussissant à réconcilier les deux adversaires, en vue de la coalition appelée "premier triumvirat". Longtemps secrète (cf. Dio Cass. 37, 58, 1), elle n'apparut publiquement qu'au moment où fut adoptée la loi agraire de 59. 2. La simultanéité de l'accord d'Orgétorix et du triumvirat : César, au début du récit, date la décision que prirent les Helvètes d'émigrer par les mots M. Messala M. Pisone consulibus (BG I, 2, 1), c'est-à-dire de l'année 61. Comme la délégation auprès de Casticus le Séquane et de Dumnorix l'Héduen fait partie des préparatifs diplomatiques de l'émigration des Helvètes (I, 3, 1 et 3), la coalition des trois princes gaulois est postérieure à la décision des Helvètes de quitter leur territoire : nous serions tenté de placer en été 60 les démarches d'Orgétorix et son voyage officiel dans les cités voisines (I, 3, 4ss.), quelques mois après la défaite des Séquanes et des Héduens face aux Suèves d'Arioviste (mars 60). Le triumvirat de César, Pompée et Crassus s'est formé, quant à lui, soit en vue de l'élection de César au consulat (août 60), soit peu après ; les démarches semblent avoir été progressives et tâtonnantes durant la fin de l'année 60, puisqu'en décembre César proposa un accord à Cicéron, qui le refusa (voir Cic. ad Att. II, 3, 3-4). Le triumvirat entra réellement en fonction pour l'adoption de la loi agraire, comme nous l'avons dit. Cette simultanéité des démarches d'Orgétorix auprès des cités voisines et du triumvirat n'est bien entendu qu'une coïncidence ; mais il s'agit, comme pour les autres observations, d'une convergence. 3. Le but de l'accord : détenir le pouvoir : César, dans l'épisode d'Orgétorix, se plaît à souligner et à exagérer l'ambition personnelle des trois chefs gaulois (voir I, 2, 1-2 ; 3, 4-8). Le but principal de l'homme d'Etat, lors de la formation du triumvirat, était de s'assurer le consulat de 59 et d'affermir son pouvoir politique, quelles qu'aient été les concessions faites à Pompée et à Crassus, dont César avait pris les intérêts en compte. La source la plus limpide sur la volonté de domination des triumvirs est Florus (II, 13, 11) : ...omnibusque pariter potentiae cupidis de invadenda republica facile convenit (cf. Vell. II, 44, 1 : potentiae societas). On peut encore rapprocher la phrase : Orgétorix coniurationem nobilitatis fecit (BG I, 2, 1) et cette définition du triumvirat : conspiratio inter tres civitatis principes facta est (Liv. Per. 103, 6). 4. Le mariage à but politique : Orgétorix donne sa fille en mariage à Dumnorix ; de façon symptomatique, César insiste à plusieurs reprises sur cette union (I, 3, 5 ; 9, 3 ; 18, 7 ; cf. 26, 4). Au moment où César conclut son accord avec Pompée, celui-ci renonce à épouser la fille de Caton pour accepter celle de César ; ce dernier, quant à lui, épouse Calpurnia, fille de L. Calpurnius Pison (Plut. Pomp. 47, 10 ; Caes. 14, 7-8 ; Suet. Caes. 21 ; Vell. II, 44, 3). Cicéron est le premier à le dire clairement : Pompée "vise à la tyrannie ; pourquoi, en effet, ce mariage subit...?" (ad Att. II, 17, 1; mai 59). 5. L'appui du peuple contre l'aristocratie : Orgétorix et Dumnorix s'appuient l'un et l'autre sur la classe que César appelle "plèbe" dont ils ont la faveur. Orgétorix utilise, parmi les arguments avancés pour son projet d'émigration, le fait que les Helvètes ne pouvaient pas facilement guerroyer, à cause des frontières naturelles de leur territoire, ni augmenter leur gloire militaire et leur réputation de courage (BG I, 2, 4-5). Orgétorix reçoit peut-être aussi le soutien des soldats, auquel s'ajoute celui de ses nombreux débiteurs et de ses "clients" (I, 4, 2), ce qui, dans la société gauloise, revient presque à dire : de ses esclaves (voir BG VI, 13, 1-3). Ceux qui s'opposent à lui lors de son procès, ce sont, comme nous l'avons dit, les magistrats, aristocrates et propriétaires terriens, qui font venir leurs fermiers pour exercer une pression sur ses nombreux partisans (I, 4, 3). Quant à Dumnorix, que César déclare "très bien vu de la plèbe" (I, 3, 5), le discours de Liscus nous montre quels moyens il utilisait pour exercer sa domination : "Il se trouve certaines personnes dont l'autorité sur la plèbe est très grande et qui, à titre privé, ont plus de pouvoir que les magistrats eux-mêmes" (I, 17, 1); par la suite, Liscus révèle à César qu'il désignait par ces mots Dumnorix : ce dernier utilise sa faveur populaire et son immense richesse pour étendre, non sans audace, son influence politique (I, 18, 3ss.). Ce processus de domination ne s'apparente-t-il pas à celui qu'utilisèrent César, Pompée et Crassus ? César et Pompée "s'unirent d'abord pour renverser l'aristocratie", dit Plutarque (Caes. 13, 5). Et lorsque le général utilise, dans les passages cités, le mot plebs, le lecteur romain ne pourrait-il pas y reconnaître le parti des populares, sur lequel César s'appuyait en se servant de moyens semblables à ceux qui sont reprochés à Dumnorix ? 6. L'échec de la coalition : Orgétorix, dénoncé, inculpé, incarcéré, mourut en prison (I, 4). Le triumvirat de César, Pompée et Crassus, s'il ne connut pas une fin analogue, était en réalité dissous lors de la rédaction de la Guerre des Gaules, en 52 ou 51. La mort en couches de Julia en septembre 54, puis celle de Crassus en juin 53 rompirent l'alliance entre César et Pompée, et déclenchèrent l'hostilité qui déboucha sur la guerre civile. Comment interpréter ce faisceau de coïncidences ? Il ne peut pas tenir du hasard. Nous présentons une tentative d'explication originale, que nous n'utiliserons que pour l'épisode d'Orgétorix, sans vouloir l'appliquer à d'autres extraits de la Guerre des Gaules ni à l'ensemble de l'ouvrage. Mais elle se justifie par la place de ces chapitres, préambule avant le début du récit proprement dit de la campagne contre les Helvètes, et par leur aspect "gratuit", non nécessaire historiquement. Le projet d'Orgétorix ne serait-il pas une sorte de leçon politique proposée à la sagacité du lecteur contemporain ? Celui-ci, lors de la publication, devrait tirer un parallèle entre ce "triumvirat gaulois", comme on l'appelle parfois, et la coalition romaine récemment dissoute. La fonction de l'épisode serait double : en insistant plus sur l'ambition personnelle d'Orgétorix et sur le désir des trois princes de s'emparer, par une révolution monarchique, de l'ensemble de la Gaule (I, 3, 8), que sur l'idée d'une fédération des trois peuples les plus exposés à la "tenaille" des Romains et des Germains, César veut justifier a posteriori son intervention hors des frontières de la province romaine ; mais, d'un autre côté, l'analogie entre les deux triumvirats donnerait aussi à réfléchir sur l'utilisation des moyens politiques et sur les conséquences auxquelles ils mènent. Sans émettre de critique directe vis-à-vis de ses propres manoeuvres durant les années 60 et 59, César ne voudrait-il pas, par le récit détaillé du projet d'Orgétorix, mettre en garde ses contemporains contre les espoirs excessifs qu'il a pu placer dans le triumvirat ? Comme Orgétorix, il n'a pas réussi à réaliser, par ce moyen, ses ambitions. Maintenant que cette coalition est dissoute, Rome ne doit plus en craindre une nouvelle de ce genre. Ce discours, pour les lecteurs des années 51-50, se voulait rassurant. Suprême lucidité, habileté non moins grande pour redonner aux magistrats, aux sénateurs, aux chevaliers, une confiance que les succès en Gaule, et surtout la fin de ces succès, avaient pu ébranler. Sans renier le passé, César répondrait ainsi, de façon indirecte, à ceux qui l'accusaient d'avoir utilisé des méthodes discutables lors de son accession au consulat. Cette explication a l'avantage de justifier la présence de l'épisode et de rendre compte des convergences évidentes entre la tentative du chef helvète et le "premier triumvirat". Et l'allusion à son propre passé politique que César suggère à son lecteur a probablement permis que fût sauvée de l'oubli la personnalité politique d'Orgétorix, avec son grand dessein unificateur et la division sociale révélée par sa fin tragique.
P. S. Ce texte a été publié dans Les Etudes classiques (Namur), t. 59, 1991, pp. 267-274. Nous avons supprimé les notes, à caractère technique. YG |