miles/milites christi* - soldat(s) du Christ de la non-violence du christianisme primitif à la guerre sainte des croises par M. Marco Perlini, professeur au Gymnase du Bugnon
choix de textes grecs et latins, traduits et commentes, révélant la naissance du concept de miles christi (soldat du christ) et son évolution paradoxale
* Sur le latin de cette expression : miles est le Nominatif singulier du mot masculin qui signifie le soldat, Milites est son Nominatif pluriel. Vous retrouverez régulièrement ces deux formes dans ce document. christi est, lui, le Génitif singulier du mot masculin christus. christi signifie donc du Christ.
Avertissement Conçu au départ dans l’urgence comme instrument de travail en soutien d’un cours sur la Première Croisade, ce document s’est bien étoffé au gré de mes découvertes. Il a fini par réunir un ensemble de textes grecs et latins écrits sur un arc de temps d’environ mille ans. C’est cette richesse – ainsi que l’importance des thèmes traités – qui m’a suggéré de le confier à mon ami Félix Tuscher – à qui va toute ma reconnaissance – pour qu’il l’héberge dans le « Dossier des latinistes ». Pour laisser une trace de leur objectif premier, j’ai gardé à ces pages leur caractère de « Mémento » écrit à l’intention des étudiant-e-s. Quant à d’autres défauts et erreurs qu’elles pourraient contenir, les lectrices et lecteurs plus averti-e-s que moi les relèveront et corrigeront en faisant preuve, j’espère, d’indulgence pour leur auteur !
Faut-il le préciser ? la publication de ce document ne poursuit aucun objectif partisan ou polémique. Après tout, ses premiers destinataires sont, à mes yeux, les amatrices et amateurs des langues anciennes. Ils se plairont peut-être à trouver réunis ici des textes célèbres et d’autres dont la nouveauté pourrait les intéresser.
Mais, par la force des choses, certains de ces textes nous mènent au coeur même d’un problème très délicat - parfois douloureux - et toujours actuel : celui, vieux de plus d’un millénaire, des rapports entre Chrétienté et Islam. À ce sujet, mon souhait est évidemment que l’étude de ces sources aide qui veut faire œuvre d’historien honnête à améliorer, par une contextualisation fidèle, notre connaissance d’un aspect important du passé chrétien de l’Europe. Luttant contre l’ignorance et les préjugés, ce travail aidera à dissiper tant soit peu la méfiance qui existe malheureusement encore entre chrétiens et musulmans. Pour paraphraser une belle formule que j’ai découverte récemment, je souhaite que la fréquentation de ces sources aide à « combattre la peur (de l’autre) par (une meilleure) connaissance (de notre propre passé)».
Qui lirait ce document et l’exploiterait avec malice et mauvaise foi partisane n’est pas le bienvenu ici ! Marco Perlini
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- les textes ci-dessous illustrent et enrichissent le plan et contenu des pages 107 à 112 du livre que nous avons adopté comme « manuel » : Jean Flori, La première croisade – L’Occident chrétien contre l’Islam (aux origines des idéologies occidentales), Complexe, 2001 3 - Des citations et précisions supplémentaires ont été tirées de Jean Flori, Guerre sainte, jihad, croisade (violence et religion dans le christianisme et l’islam), Seuil, coll. « Points Histoire », 2002 - Les thèses de J. Flori sont bien résumées dans son article Croisade et Djihâd ; le problème de la guerre dans le christianisme et l’islam, hébergé depuis 2008 sur le site www.theatrum-belli.com (Rechercher : croisade) - L’étude du Bellum Justum (cf 7.3 et 7.4) doit beaucoup à la thèse de Mme Audrey Becker-Piriou, Modalités des relations diplomatiques romano-barbares en Occident au Ve siècle, Université Strasbourg II, 2006.
- sur les Croisades interprétées comme des événements «inventés», ou des «non-événements» (cf 1.3 Paradoxes, dernier paragraphe) : °Eric John Hobsbawm, Terence Ranger (dir.), L’invention de la tradition, Paris, Amsterdam, 2006 (1983) °Antonio Brusa, Un atelier sur les Croisades ou comment enseigner un « non-événement », Article traduit par Charles Heimberg et paru dans la revue Le cartable de Clio, Revue suisse sur les didactiques de l'histoire GDH, no 9-2009, pp. 79-91.
Ultime référence : Un cours en ligne de M. Michel Zink, du Collège de France signalé par M. G.-M. Schmutz (cité en 1.3 Paradoxes). Dans ce cours, M. Zink « parle des liens entre le terme Miles Christi d'une part et les écritures, les croisades et la chevalerie d'autre part » . Voici le lien qui permet de l’écouter : www.college-de-France.fr/default/EN/all/lit_fra/cours_de_19_fevrier_2009.jsp
1.2 Liens évidents: alors que, dans mon document sur les «Origines du Christianisme» hébergé sur ce site, le chapitre 3 et l’Annexe II présentaient le point de vue sans concession des Romains païens (Pline le Jeune, par exemple) contre les chrétiens, dans ce document c’est évidemment le point de vue chrétien qui est constamment adopté (les païens jouant éventuellement le rôle des « méchants» en arrière-plan). Cet éclairage nouveau nous permet de constater quelles différences de sensibilité face à la violence et à la guerre existèrent parmi les chrétiens des premiers siècles, puis l’évolution que connut la pensée chrétienne en la matière dans les siècles qui suivirent sa reconnaissance officielle.
Dans notre première leçon, nous avons relevé le paradoxe qu’a vécu dès les premiers siècles (et vit encore, d’ailleurs,) le christianisme, face à la violence et à la guerre. Son fondateur, Jésus de Nazareth, était un ferme apôtre de la non-violence. À ses débuts, ce message fut propagé par des fidèles, adeptes d’une objection de conscience inspirée par les Commandements + par l’espoir eschatologique de la Parousie (en clair : par l’espoir qu’en hâtant la fin de l’Empire romain ils hâteraient la « Fin des Temps » et le retour du Christ sur terre). Or, depuis l’Edit de tolérance de Milan et surtout depuis ceux de Théodose, qui firent du christianisme la seule religion officielle de l’Empire, l’Eglise s’aperçut qu’il y avait – au contraire – urgence de convaincre les chrétiens qu’il fallait défendre cet empire, désormais «converti». Ce fut la tâche d’Orose et de saint Augustin, à qui l’on attribue l’introduction du concept de « guerre juste » ou « justifiable » (voir section 7.). Par la suite, la christianisation des nouveaux royaumes barbares[1], puis la lutte contre les guerriers de l’Islam et contre de nouveaux barbares païens, comme les Vikings ou les Bulgares, introduisit peu à peu dans le christianisme le concept de « guerre sainte ». Son élaboration (voir sections 8. et 9.) se poursuivit sur des siècles et fut largement souhaitée et favorisée par les papes de Rome, qui finirent par qualifier de ce terme les Croisades (voir sections 8., 9. et 10.). Ainsi, des siècles après la naissance du christianisme, l’Eglise d’Occident se mit à brandir contre ses ennemis un concept absolument aux antipodes du message évangélique originel. Paradoxe supplémentaire, ce cheminement long et tourmenté de l’Eglise d’Occident vers la «guerre sainte» contraste absolument avec le choix que fit d’emblée l’Islam, la religion à laquelle les chrétiens durent vite s’affronter. En effet, loin d’être un pacifiste, Mahomet, son fondateur, institua - à côté des «Cinq Piliers de la Foi » (la profession de foi, la prière, l’aumône légale, le jeûne et le pèlerinage) - la pratique du jihad (ou gihad, ou djihad). Signifiant «effort», «lutte», «combat», le jihad désigna certes prioritairement l’«effort sur soi-même», «le combat» que tout bon musulman doit mener pour lutter contre ses propres travers et pour se perfectionner dans la voie de Dieu («Grand Jihad»). Mais, en même temps, Mahomet laissa aussi au jihad son sens de «lutte armée», tout en jugeant ce sens inférieur au premier («Petit Jihad»). Tournée vers le monde des non-musulmans, cette version plutôt agressive et prosélyte du jihad, fut prévue comme moyen pour gagner de nouveaux territoires sur lesquels serait prêché l’Islam (en observant, en principe, un certain respect vis-à-vis des autres religions du Livre, judaïsme et christianisme). De toute évidence, c’est cette seconde version du jihad qui en vint à désigner la «guerre sainte», puis la guerre tout court, et un de ses symboles fut le sabre. Ce n’est que plus tard que les exégètes musulmans mirent l’accent sur un sens moins agressif de ce jihad, celui de «tentative de persuasion» pacifique visant à convertir. En définitive, un constat surprenant semble s’imposer en matière de «lutte armée» pour la défense de sa foi : si l’on ne tient compte que du respect du message initial, l’Islam a fait preuve de plus de cohérence que le christianisme ! *(Les cinq paragraphes précédents doivent beaucoup à l’article Djihad d’Eric Timmermans, tiré du Dictionnaire + des religions, à l’adresse http://atheisme.free.fr/Contributions/Y_djhad.htm)
Un ultime ajout à ce chapitre des Paradoxes s’est révélé necessaire quand, en pleine réféction de ce document, M. Georges-Marie Schmutz, professeur au gymnase du Bugnon, à Lausanne, m’a averti qu’un nouveau courant historique remet en cause, si j’ai bien compris, le fait même que les Croisades aient existé en tant que telles. M. Schmutz, que je remercie, m’a appris que, se fondant sur les travaux de l’historien Eric John Hobsbawm, célèbre parmi les spécialistes, ce courant propose de conclure que les Croisades furent des événements «inventés», des «non-événements». En attendant de mieux connaître cette théorie pour le moins surprenante, j’ai cité sous Références (1.1) deux titres qui peuvent intéresser certains lecteurs et indiqué brièvement des pistes pour sa critique en 10.2.6.2.
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2. La non-violence de jésus : la preuve par les evangiles
Dans les pages 107-108 de sa Première croisade, Jean Flori donne plusieurs exemples, tirés des Evangiles, du pacifisme prêché par Jésus de Nazareth, même si (comme dans le cas de Pline le Jeune) il déflore ensuite son propos par des références en note (p. 252) peu fiables, parce qu’inexactes ou lacunaires ! Pour votre commodité, je transcris ci-après certains versets significatifs des Evangiles. Ces citations nous prouvent que Jésus a interprété les lois de Moïse et des prophètes dans un sens absolu et radical qui, loin d’abolir la loi ancienne, en amplifie au contraire la portée : il situe en effet la faute à sa racine, non plus seulement dans l’acte accompli, mais dans sa « préméditation, même non suivie d’effets. Le christianisme fonde, pour la première fois, une « morale de l’intention », éveillant par là même le rôle de la conscience individuelle[2]. C’est le fameux « sermon sur la montagne » qui fournit les propos du Christ les plus connus :
1. (Matthieu, 5, 21-23) Vous avez appris qu’il a été dit aux ancêtres : « Tu ne tueras point » ; et si quelqu’un tue, il en répondra au tribunal. Eh bien ! moi, je vous dis : quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal ; mais s’il dit à son frère : »Crétin ! », il en répondra au Sanhédrin ; et s’il lui dit : »Renégat ! » il en répondra dans la géhenne de feu. 2. (Mt, 5, 38-39) Vous avez appris qu’il a été dit : « Œil pour œil et dent pour dent ». Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. 3. (Mt, 5, 43-45) Vous avez appris qu’il a été dit : « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi ». Mais moi, je vous dis : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre père qui est dans les cieux ».
Plus loin, il donne les vrais Commandements : 4. (Mt, 22, 37-40) « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes ».
Au moment d’entamer sa passion, dans le jardin de Gethsémani, Jésus s’exprime clairement contre toute violence armée en rabrouant Pierre qui, de son épée, vient de couper l’oreille d’un serviteur du Grand Prêtre : 5. (Mt, 26, 52-53) Rengaine ton glaive; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive[3]. Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d’anges ?
2.1 Mais, envers ceux qui exercent le métier des armes, Jésus n’exprime aucune réprobation : c’est leur propre conscience individuelle qui devrait leur dicter de ses convertir[4] (c’est là l’attitude qu’adopteront régulièrement les martyrs ou les saints, comme Martin, décrits dans les textes ci-après).
6. Un bon exemple de cette attitude non pénalisante de Jésus est donné par Matthieu. L’évangéliste rapporte (Mt 8, 10-13) la rencontre de Jésus avec un centurion païen qui lui demande de guérir son serviteur paralysé. Puisqu’il n’est pas digne que Jésus entre dans sa maison, le centurion lui demande de le guérir à distance. Jésus loue la foi de ce païen à qui seraient déjà ouvertes les portes du Royaume ; puis il guérit son serviteur à distance, sans exiger au préalable, par exemple, que le centurion se convertisse ou quitte le métier des armes (mais l’appel à sa conscience individuelle est manifeste…)
3. DEBUT IIIe siècle : JUSTIFICATION PAR LES CHRETIENS de leur PACIFISME - SA CODIFICATION
Nous savons qu’entre 112 et 313 les chrétiens vécurent dans la clandestinité, soumis à des persécutions aléatoires, appliquées selon la jurisprudence établie par l’échange de lettres entre Pline le Jeune et Trajan que nous connaissons[5]. L’Edit de Milan proclama enfin la tolérance envers leur religion. 1. Pendant ces deux siècles, les chrétiens durent se défendre contre les accusations des païens. Cela explique le nombre d’écrits apologétiques[6], d’abord en grec puis en latin, qui parurent alors. 2. Mais les chrétiens durent aussi s’organiser « à l’interne ». Cela explique la parution d’écrits, d’abord propres à chaque communauté (=ekklésia), réglant, par exemple, la liturgie des offices ou carrément l’ « admission » de nouveaux membres. Voici donc deux textes[7], en lien avec notre thème des Milites Christi, qui illustrent les tendances de cette époque ; ils éclairent le contenu des pages 109-110 de notre « manuel » (Flori, Prem. croisade …) :
3.1. Le premier texte défend la position de l’Eglise d’alors en matière de service militaire Il est tiré du Contre Celse, écrit en grec vers 250 par Origène, ce grand docteur de l’Eglise qui vécut à Alexandrie : Aussitôt après, Celse nous exhorte à « secourir l’empereur de toutes nos forces, collaborer à ses justes entreprises, combattre pour lui, servir avec ses soldats s’il l’exige, et avec ses stratèges ». A qui il faut répondre : quand l’occasion s’en présente, nous apportons aux empereurs un secours divin, pour ainsi dire, en nous revêtant de « l’armure de Dieu ». Nous le faisons pour obéir à la voix de l’apôtre qui dit : « Je vous recommande donc avant tout de faire des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâce pour tous les hommes, pour les rois et tous les dépositaires de l’autorité. » Et plus on a de piété, plus on secourt efficacement ceux qui règnent, bien mieux que les soldats qui vont aux combats et tuent autant d’ennemis qu’ils peuvent. Mais voici encore ce qu’on pourrait dire aux étrangers à la foi qui nous demandent de combattre en soldats pour le bien public et de tuer des hommes. Même ceux qui, d’après vous, sont prêtres de certaines statues et gardiens des temples de vos prétendus dieux ont soin de garder leur main droite sans souillure pour les sacrifices, afin d’offrir à ceux que vous dites dieux les sacrifices traditionnels avec des mains pures de sang et de meurtre. Et sans doute, en temps de guerre, vous n’enrôlez pas vos prêtres. Si donc cette conduite est raisonnable, combien plus celle des chrétiens ! Pendant que d’autres combattent en soldats, ils combattent comme prêtres et serviteurs de Dieu ; ils gardent pure leur main droite, mais luttent par des prières adressées à Dieu pour ceux qui se battent justement[8] et pour celui qui règne justement, afin que tout ce qui est opposé et hostile à ceux qui agissent justement puisse être vaincu. De plus, nous qui par nos prières vainquons tous les démons qui suscitent les guerres, font violer les serments et troublent la paix, nous apportons à l’empereur un plus grand secours que ceux que l’on voit combattre (…). Plus que d’autres nous combattons pour l’empereur. Nous ne servons pas avec des soldats, même s’il l’exige, mais nous combattons pour lui en levant une armée spéciale, celle de la piété, par les supplications que nous adressons à la divinité. (Origène, Contre Celse,VIII, 73, éd.+ trad. M. Borret, Paris, 1969, p. 345-349)
3.2 Le deuxième texte est un extrait de la réglementation de l’Eglise de Rome. Appelé La tradition apostolique, cette réglementation fut écrite en grec, au début du IIIe siècle, par Hippolyte de Rome, un important théologien qui a le privilège d’être le premier antipape (217-235) et le seul à être honoré et … sanctifié par l’Eglise. 16. des métiers et des professions. On s’informera des métiers et des occupations de ceux qui sont amenés pour être instruits (dans la foi chrétienne). Celui qui tient une maison de prostitution ou qui entretient des prostituées devra cesser cette activité, sinon il sera renvoyé. A celui qui est sculpteur ou peintre, il faut enseigner à ne pas confectionner d’idoles ; qu’ils cessent de le faire, ou bien ils seront renvoyés. (…) De même, le conducteur de char qui concourt dans l’arène ou celui qui combat dans les jeux cessera cette activité ou sera renvoyé. Celui qui est gladiateur, ou qui enseigne aux gladiateurs à combattre, ou le bestiaire qui combat les animaux dans l’arène, ou le fonctionnaire public chargé des jeux des gladiateurs, cessera ou sera renvoyé. Celui qui est prêtre d’idole ou gardien d’idole cessera ou sera renvoyé. Le soldat subalterne ne tuera aucun homme. Si on lui ordonne de le faire, il n’exécutera pas cet ordre, et il ne fera pas non plus de serment. S’il ne veut pas s’engager à cela, il sera renvoyé. Celui qui a le pouvoir du glaive ou le magistrat d’une cité portant la pourpre, cessera cette activité ou sera renvoyé. Ceux qui, catéchumènes ou fidèles, veulent se faire soldats seront renvoyés, parce qu’ils ont méprisé Dieu*. (Hippolyte de Rome, La tradition apostolique, § 16, éd. + trad. B. Botte, Paris, 19842)
*( À comparer avec ce que nous venons de dire de la position de Jésus de Nazareth face au centurion, en réalisant tout de même que la position de ces premiers chrétiens là était extrêmement inconfortable et qu’il fallait compter sur des coreligionnaires aussi sûrs que possible). [Retour au niveau supérieur]
4. aux premiers temps de la Tétrarchie (dès 285) –
fermeté, mais varieté des comportements
4.1.1 Rappel historique : conscient qu’il ne pouvait plus protéger à lui tout seul l’Empire contre les barbares, Dioclétien le partagea en deux (cf carte distribuée). S’octroyant le titre d’Auguste, il se donna l’aide d’un second Auguste, et chaque Auguste choisit un César pour le seconder. De 285 à 305, date de l’abdication volontaire de Dioclétien, la Tétrarchie (mise en scène sur le célèbre bas-relief de Venise) connut la configuration suivante :
Après 305, des luttes de succession constantes affaiblirent l’Empire, jusqu’à ce que Constantin, le fils de Constance Chlore, rétablît l’unité de l’Empire à son seul avantage, en 326. (C’est seulement en 395 à la mort de Théodose, un descendant de Constantin, qu’eut lieu le partage définitif de l'empire entre ses deux fils, Arcadius (Empire d'Orient) et Honorius (Empire d'Occident)
4.1.2 Choisir son destin : les témoignages qui vont suivre sur des chrétiens confrontés au service militaire datent de la première époque de la Tétrarchie, donc d’un moment où, par manque d’effectifs, l’armée romaine ne pouvait plus se contenter d’enrôlements volontaires et devait procéder à des enrôlements forcés[9]. Les jeunes chrétiens, qui, jusqu’alors, évitaient de s’enrôler par cohérence avec leur foi (et, comme nous l’avons vu, suite aux règlements de leur communauté) furent placés face à un terrible dilemme : s’enrôler et pécher ou refuser l’enrôlement et risquer le martyre. La liberté de décider que leur laissait le Christ des Evangiles (cf plus haut), mais aussi la contrainte morale qu’il suggérait (contrainte renforcée souvent par les enseignements et les règlements dont nous venons de parler) donnèrent lieu à toutes sortes de comportements et de choix de vie vis-à-vis du service militaire. Les textes qui suivent nous feront connaître - le « maximalisme » de … Maximilien ; - l’attitude de saint Maurice et de ses compagnons, semblable à celle de Nereus et Achilleus : d’abord conciliante (car ils avaient accepté, eux, de devenir soldats[10]), puis de refus total, jusqu’au martyre ; - l’attitude particulière aussi du futur saint Martin de Tours : s’enrôlant encore païen ; devenant chrétien et s’apercevant de l’antinomie entre ses missions, chrétienne et militaire ; donnant alors son congé (ce qui devait être permis après l’Edit de tolérance de Milan ; voir plus bas). Remarquons enfin que la démission de Martin se fit aussi sous l’impulsion de sa vocation monacale, nouvel aspect dès lors, et pendant tout le Moyen Âge, de la Militia Christi, comme le dit J. Flori à la page 165.
4.1.3 signum ou signaculum, des mots-clés importants pour la formation de crucesignati («croisés») + Brève histoire du terme «croisade» :
Chose étonnante, le terme de «croisade» n’apparaît que tardivement en français (voir ci-dessous *). Les participants à ce que nous appelons « la première croisade » l’appelèrent donc autrement, peut-être dans les termes évoqués par les titres différents donnés, dans les manuscrits, à la Chronique de Foucher de Chartres (cf. section 10.1, Remarque 1). Le terme crucesignati qui désigne les croisés apparaît, lui, déjà dans les chroniques latines contemporaines des premières croisades. (Dans la Chronique de Foucher, ce terme est absent formellement, mais son sens se déduit aisément de certaines tournures présentes dans le chapitre 4 ; cf 10.2.6.1). Formé de crux et de signum, crucesignati signifie « ceux qui se sont marqués d’une croix (ou : par la croix)» en signe de renoncement au monde d’ici-bas et de recherche de la rédemption.
En conséquence, il est bon de suivre dès maintenant, la sorte de fil rouge constitué par les mots latins signum ou signaculum, pour repérer l’évolution de l’attitude des chrétiens face au service militaire. Signifiant tantôt «signe» ou «marque», tantôt «insigne», nous les verrons utilisés - par les païens pour désigner, par exemple, l’effigie impériale que les soldats devaient vénérer ; - par les chrétiens, tantôt pour désigner la marque qui faisait d’eux des milites Christi (cf Maximilien) ; tantôt pour designer le signe de la croix dont on se signait ; tantôt pour désigner la croix elle-même, comme dans le fameux in hoc signo vinces de la vision de Constantin (cf sections 5.1.1 à 5.3 + 8.4.1.1). Pour aider la manœuvre, dans les textes qui suivent, j’ai mis en petites capitales ces mots-clés et d’autres qui comptent. Veuillez relever aussi ceux que j’aurais ratés.
*Les termes «croisade» et «croisés» (Crucesignati) Le terme « croisade » est tardif. Il n'apparaît pas avant le milieu du XIIe siècle en Occident et seulement vers 1250 dans le monde arabe. Les textes médiévaux parlent le plus souvent de «voyage à Jérusalem», iter hierosolymitanum , pour désigner les croisades, ou encore de peregrinatio, «pèlerinage». Plus tard sont aussi employés les termes de auxilium terre sancte, «aide à la terre sainte», expeditio, transitio, «passage général» (armées nationales) et «passage particulier» (expéditions ponctuelles, particulières). Quant à l’apparition du terme même de «croisade», Le Trésor de la langue française informatisé (TLFi) fait remonter l’expression «soi cruiser» (se croiser) à la Vie de St Thomas le martyr de Guernes de Pont-Sainte-Maxence, datée de 1174, et le terme de «croisade» aux Chroniques de Chastellain datées d’avant 1475, notant qu'il s'agit d'un substitut de termes proches tels que «croisement», «croiserie» ou «croisière», qui sont plus anciens, sans qu'on puisse les signaler avant la fin du XIIe siècle ; le Dictionnaire historique de la langue française note une première apparition du mot vers 1460 et note également qu'il dérive de «croisement», que l'on rencontre avant la fin du XIIe siècle. Pourtant, l'ancien français «croiserie» apparaît dans la chronique de Robert de Clari durant la quatrième croisade (1204), tandis que l'on trouve l'espagnol cruzada dans une charte en Navarre de 1212. En réalité, tous ces termes sont des substantifs de l'adjectif crucesignatus, «croisé» (littéralement, «marqué par la croix») qui, lui, apparaît dans la chronique d'Albert d'Aix (sans doute écrite, pour sa première partie, dès 1106) ou du verbe crucesignare, «prendre la croix», qui est fréquent au XIIe siècle. (tiré de «Wikipédia», article Croisades)
4.2 Maximilien refuse d’être enrôlé dans l’armée romaine (extraits de la Passio Maximiliani) Cet épisode eut lieu le 12 mars 295, à Théveste (auj. Tebessa, en Algérie). Sur la question de l’objection de conscience dans l’Eglise primitive, M. André Verdan, qui a édité ce texte, conseille de consulter, de Camille Hornus, Evangile et Labarum, éd. Labor et Fides, 1960. |
En présence de son père Victor, le jeune Maximilien est interrogé par l’autorité de recrutement |
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Dion proconsul dixit : « Quis vocaris ? » Maximilianus respondit : « Quid autem vis scire nomen meum ? Mihi non licet militare, quia Christianus sum. » Dion proconsul dixit : « Apta illum. » Cumque aptaretur, Maximilianus respondit : « Non possum militare, non possum malefacere : Christianus sum. » Dion proconsul dixit : « Incumetur. » Cumque incumatus fuisset, ex officio recitatum est : « Habet pedes quinque, uncias decem. » Dion dixit ad officium : « Signetur. » Cumque resisteret Maximilianus, respondit : « Non facio ; non possum militare ».
Dion dixit : « Milita ne perteas. » Maximilianus respondit : « Non milito. Caput mihi praecide, non milito saeculo, sed milito Deo meo. » Dion proconsul dixit : « Quis tibi hoc persuasit ? » Maximilianus respondit : « Animus meus et is qui me vocavit. » Dion ad Victorem patrem ejus dixit : « Consiliare filium tuum. » Victor respondit : « Ipse scit – habet consilium suum – quid illi expediat. » Dion ad Maximilianus : « Milita et accipe signaculum » Respondit : « Non accipio signaculum. Jam habeo signum Christi Dei mei. » Dion dixit : Statim te ad Christum tuum mitto. » Respondit : « Vellem modo facias : hoc et mea laus est. »
Dion ad officium dixit : « Signetur. » Cumque reluctaret, respondit : « Non accipio signaculum saeculi ; et si signaveris, rumpo illud, quia non valet. Ego Christianus sum, non licet mihi plumbum collo portare post signum salutare Domini mei Jesu Christi filii Dei vivi, quem tu ignoras, qui passus est pro salute nostra, quem Deus tradidit pro peccatis nostris. Huic omnes Christiani servimus, hunc sequimur vitae principem, salutis auctorem. »
Dion dixit : «Milita et accipe signaculum ne miser pereas. » Maximilianus respondit : « Non pereo. Nomen meum jam ad Dominum meum est. Non possum militare. » Dion dixit : « Attende juventutem tuam et milita : hoc enim decet juvenem. » Maximilianus respondit : « Militia mea ad Dominum meum est ; non possum saeculo militare. Jam dixi, Christianus sum. » Dixit Dion proconsul : « In sacro comitatu dominorum nostrorum Diocletiani et Maximiani, Constantii et Maximi, milites Christiani sunt et militant. » Maximilianus respondit : « Ipsi sciunt quod ipsis expediat. Ego tamen Christianus sum, et non possum mala facere. » Dion dixit : « Qui militant, quae mala faciunt ? » |
Le proconsul Dion dit : « Quel est ton nom ? » Maximilien répondit : « Pourquoi donc tu veux savoir mon nom ? Je n’ai pas le droit de faire mon service militaire parce que je suis chrétien. [11]» Le proconsul Dion dit : « Equipe-le. » Et alors qu’on l’équipait, Maximilien répondit : « Je ne peux pas servir à l’armée, je ne peux pas faire le mal : je suis chrétien. » Le proconsul Dion dit : « Qu’on le mette sous la toise. » Et alors qu’on l’avait placé sous la toise, l’officier dit à haute voix : « Cinq pieds et dix pouces[12] ! » Dion dit à l’officier : « Qu’on lui mette l’insigne des recrues. » Et tout en résistant, Maximilien répondit : « Je ne la mets pas ; je ne peux pas servir à l’armée. » Dion dit : « Sers, pour éviter de mourir ! » Maximilien répondit : « Je ne servirai pas. Coupe-moi la tête, je ne suis pas soldat pour ce monde, mais pour mon Dieu. » Le proconsul Dion dit : « Qui t’en a persuadé ? » Maximilien répondit : « C’est mon cœur et Celui qui m’a appelé. » Dion dit à Victor, son père : « Conseille ton fils. » Victor répondit : « Il sait lui-même ce qui lui convient, car il a pris sa décision.» Dion s’adressa à Maximilien : « Fais ton service et accepte ton insigne de plomb. » Il répondit : « Je n’accepte pas cet insigne. J’ai déjà le signe (la marque) du Christ, mon Dieu. » Dion dit : « C’est tout de suite que je t’envoie à ton cher Christ ! » Il répondit : « Je voudrais que tu le fasses sur-le-champ : cela est aussi ma gloire ! » Dion dit à l’officier : « Qu’on lui mette l’insigne. » Et, tout en se défendant, Maximilien répondit : « Je n’accepte pas cette marque de ce monde ; et, si tu me la mets, je la briserai, parce qu’elle ne vaut rien. Moi, je suis chrétien, il ne m’est pas permis de porter ce plomb à mon cou, après (avoir reçu) la marque salutaire de mon Seigneur Jésus Christ, fils du Dieu vivant, que tu ignores, lui qui a subi sa passion pour notre salut et que Dieu a livré pour nos péchés. C’est lui que nous servons, nous tous les Chrétiens ; c’est lui que nous suivons, lui, le prince de la vie et l’auteur de notre salut. » Dion dit : « Fais ton service et accepte ton insigne, pour éviter de mourir misérablement. » Maximilien répondit ; « Je ne mourrai pas. Mon nom est déjà inscrit auprès de mon Dieu. Je ne peux pas servir. » Dion dit : « Considère ta jeunesse et fais ton service militaire : voilà en effet ce qui convient à un jeune homme. » Maximilien répondit : « Mon service militaire se fait auprès de mon Dieu ; je ne peux servir pour ce monde. Je l’ai déjà dit, je suis Chrétien. » Le proconsul Dion dit : « Dans l’escorte sacrée de nos maîtres Dioclétien, Maximien, Constance et Maxime, il y a des soldats chrétiens et ils font leur service militaire, eux[13]. » Maximilien répondit : « A eux de savoir ce qui leur convient. Pour ma part, je suis chrétien et ne peux commettre de mauvaises actions. » Dion dit : « Ceux qui servent à l’armée, quel mal font-ils ? » |
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Maximilianus respondit : « Tu enim scis quae faciunt. » Dion proconsul dixit : « Milita ne, contempta militia, incipias male interire. » Maximilianus respondit : « Ego non pereo ; et si de saeculo exiero, vivit anima mea cum Christo Domino meo. » (…) |
Maximilien répondit : « Toi, tu sais bien ce qu’ils font. » Dion, le proconsul, dit : « Fais ton service, de peur qu’en le méprisant tu n’encoures une mort cruelle.» Maximilien répondit : « Moi, je ne mourrai pas ; et si je quitte ce monde, mon âme vivra avec le Christ mon Dieu. » (…) |
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Dion prononce alors la sentence : |
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« Quia indevoto animo militiam recusasti, congruentem accipies sententiam ad ceterorum exemplum. » Et decretum ex tabella recitavit : « Maximilianum, eo quod indevoto animo sacramentum militiae recusaverit, gladio animadverti placuit. » Maximilianus respondit : « Deo gratias. » (…) et hilari vultu ad patrem suum sic ait : « Da huic speculatori vestem meam novam quam mihi ad militiam praeparaveras. (…) » Et ita mox passus est. (…) |
« Attendu que, contrevenant à la loi, tu as refusé le service militaire, tu recevras une condamnation à la mesure de ton crime, pour que cela serve d’exemple pour tous les autres. » Et il lut le décret inscrit sur sa tablette. « Puisque, contrevenant à la loi, Maximilien a refusé de prêter son serment de soldat, Nous décidons qu’il soit châtié par le glaive. » Maximilien répondit : « Grâces soient rendues à Dieu. » (…) Et il s’adressa en souriant à son père en ces termes : « Donne à ce bourreau l’habit tout neuf[14] que tu m’avais préparé pour le service militaire. (…) » Et c’est ainsi qu’ensuite il mourut pour sa foi. (…) |
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Une dame de qualité fait transporter le corps à Carthage ; on l’ensevelit à côté de la tombe de Cyprien, le saint évêque de Carthage martyrisé en septembre 258. |
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Pater autem ejus Victor regressus est domui suae cum gaudio magno, gratias agens Deo quod tale munus Domino praemisit, ipse postmodum secuturus. Deo gratis, Amen. Passio Maximiliani (extraits tirés de A. Verdan, Nos esse non licet, OFES Vaud, 1987) |
De son côté, Victor, son père, s’en retourna chez lui plein d’allégresse, remerciant Dieu de s’être fait précéder d’une si belle offrande, lui qui allait la suivre bientôt. (trad. Perlini) |
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4.3 deux soldats chrétiens martyrs sous diocletien
À la fin du IVe siècle, le pape Damase créa cette épitaphe en hexamètres dactyliques en l’honneur de Nereus et Achilleus qui, à la différence de Maximilien, se laissèrent enrôler, mais ne purent «tenir le coup» dans l’environnement païen et cruel de l’armée.
Nereus et Achilleus martyres militiae nomen dederant saevumque gerebant officium pariter spectantes jussa tyranni praeceptis pulsante metu servire parati mira fides rerum subito posuere furorem conversi fugiunt ducis inpia castra relinquunt projiciunt clipeos faleras telaque cruenta confessi gaudent Christi portare triumphos credite per Damasum possit quid gloria Christi.
(tiré de, B. Gentili et alii, Antologia della letteratura latina, Laterza, Roma-Bari, 1991) |
Néréus et Achilleus martyrs ils avaient donné leur nom au recrutement militaire[15] et exerçaient leur cruel devoir, attentifs également aux ordres du tyran ; parés, sous l’effet de la crainte, à obéir aveuglément à ses directives. Chose étonnante à croire, ils quittèrent d’un coup la folie qui les égarait ; tournant le dos, ils fuient, et abandonnent le camp du chef impie ; ils jettent à terre leurs boucliers, leurs décorations et leurs armes ensanglantées ; ayant confessé leur foi, ils se réjouissent d’annoncer le triomphe du Christ. Croyez, par ces mots de Damase, ce que peut la gloire du Christ. (trad. Perlini) |
4.4 maurice et ses compagnons de la « légion thébaine » désobeissent a un ordre imperial Voici un épisode qui nous concerne particulièrement en tant que Romands. À la différence des deux précédents, il relate un martyre collectif qui sanctionna une révolte de légionnaires chrétiens assermentés. Cette révolte eut lieu tout près de chez nous, à Saint-Maurice, où la vie et le destin de ces martyrs sont illustrés sur les vitraux de sa célèbre abbaye. Ce tragique épisode,
d’ailleurs controversé, se serait produit en effet dans l’antique Agaune[16] vers 295-296 et c’est presque 150 ans plus tard qu’il fut raconté en détail,
dans sa Passio Acaunensium martyrum[17],
par Euchère, qui fut évêque de Lyon de 434 à 450. (suite et fin de 4.4 : après 4.4.2) 4.4.1 Critique de la source: Comme c’est souvent le cas en histoire (nous l’avons vu en étudiant les Cités grecques antiques + cf 10.3), l’éloignement dans le temps du récit d’Euchère par rapport aux faits qu’il relate est source de controverses, car on soupçonne fort notre évêque de s’être livré à une réinterprétation, sur le mode hagiographique, des faits en question. Un certain nombre d’historiens ont été jusqu’à mettre en doute l’historicité même de ce martyre. Citons, par exemple, du renommé Genevois Denis van Berchem, Le martyre de la Légion Thébaine. Essai sur la formation d’une légende. Schweizerische Beiträge zur Altertumswissenschaft, Heft 8, F. Reinhardt AG, Bâle 1956 (texte d’Euchère en appendice) + de L. Dupraz, Les Passions de S. Maurice d’Agaune, Fribourg, 1961.
4.4.2 Laissons de côté les controverses des modernes. Rappelons plutôt quel fut le destin de Maurice et de ses compagnons. Le contenu du dernier paragraphe des extraits d’Euchère reproduits ci-dessous nous amène à conclure que leurs restes (leurs reliques !) durent être conservé(e)s pieusement et en secret. A la fin du IVe siècle, quand le christianisme devint la religion officielle de l’Empire (cf 7.2), l’évêque Thèodore (cf note 24) les aurait installé(e)s en un premier lieu de culte. La sanctification de Maurice et de ses compagnons dut s’ensuivre et, rapidement (si cela n’avait pas encore été le cas), leur tombeau devint le but de pélerinages assidus. Quant à saint Maurice lui-même, son statut de soldat martyr pour sa foi le rendit si célèbre que, pour finir, à la naissance de la chevalerie (cf 9.2.2.4), l’Eglise fit de ce légionnaire de la Rome païenne (!) le patron des chevaliers, avec l’objectif évident de favoriser, une fois encore, leur promotion spirituelle (cf 9.2.3). Ce rôle nouveau – surprenant pour nous, parce que paradoxal – de saint Maurice est parfaitement illustré par un bas-relief qui le représente en chevalier croisé. Ce bas-relief d’argent et d’or décore un des petits côtés de la Châsse des enfants de Sigismond (XIIe et XIIIe s.), conservée dans le Trésor de l’Abbaye de Saint-Maurice (cf. http://www.somogy.fr/livre/la-chasse-des-enfants-de-saint-sigismond-de-labbaye-de-saint-maurice?ean=9782757200537). |
(4.4, suite)
Sub Maximiano, qui Romanae rei publicae cum Diocletiano collega imperium tenuit, per diversas fere provincias laniati aut interfecti martyrum populi (…) Erat eodem tempore in exercitu legio militum, qui Thebaei appellabantur. Legio autem vocabatur, quae tunc sex milia ac sexcentos viros in armis habebat. Hi in auxilio Maximiano ab Orientis partibus acciti venerant, viri in rebus bellicis strenui et virtute nobiles, sed nobiliores fide ; erga imperatorem fortitudine, erga Christum devotione certabant. Evangelici praecepti etiam sub armis non immemores, reddebant quae Dei erant Deo et quae Caesaris Caesari restituebant. Itaque cum et hi, sicut ceteri militum, ad pertrahendam Christianorum multitudinem destinarentur, soli crudelitatis ministerium detrectare aussi sunt, atque hujusmodi praeceptis se obtemperaturos negant. Maximianus non longe aberat, nam se circa Octodurum itinere fessus tenebat. Ubi cum ei per nuntios delatum esset legionem hanc adversum mandata regia rebellem in Acaunensibus angustiis substitisse, in furorem instinctu indignationis exarsit.
Sed mihi, priusquam reliqua commemorem, situs loci ejus relationi inserendus videtur. Acaunus sexaginta ferme milibus a Genavensi urbe abest, quattuordecim vero milibus distat a capite Limanni lacus, quem influit Rhodanus. Locus ipse jam inter Alpina juga in valle situs est ; ad quem pergentibus difficili transitu asperum atque artum iter panditur ; infestus namque Rhodanus saxosi montis radicibus vix pervium viantibus aggerem reliquit. Evictis transmissisque angustiarum faucibus, subito nec exiguus inter montium rupes campus aperitur. In hoc legio sancta consederat.
Igitur, sicut supra diximus, cognito Maximianus Thebaeorum responso, praecipiti ira fervidus ob neglecta imperia, decimum quemque ex eadem legione gladio feriri jubet, quo facilius ceteri regiis praeceptis, territi metu, cederent. (…) |
Sous Maximien, qui détint le pouvoir sur la république romaine avec son collègue Dioclétien, de foules de martyrs furent mises en pièces ou tuées. (…) Il y avait en ce même temps dans l’armée une légion de soldats qu’on appelait «les Thébains». Or, par légion, on entendait un corps de troupe qui réunissait sous les armes six mille six cents hommes. Ces soldats étaient venus en aide à Maximien, mandés depuis la partie orientale (de l’Empire)[18]. C’étaient des hommes braves à la guerre, nobles par leur courage, mais encore plus nobles par leur foi ; pour l’empereur ils faisaient assaut de bravoure, pour le Christ de dévotion. N’oubliant pas, même sous les armes, le précepte évangélique, ils rendaient à Dieu ce qui était à Dieu, et rendaient à César ce qui était à César[19]. Voilà pourquoi, alors qu’eux aussi, comme d’autres soldats, avaient reçu l’ordre de traîner en justice (de rafler) la foule (ou une[20] foule) de Chrétiens, ils furent les seuls à refuser cette cruelle mission et ils affirmèrent qu’ils n’obéiraient pas à des ordres de cette sorte. Maximien n’était pas loin ; fatigué par la route, il se tenait en effet dans les environs d’Octodure[21]. Dès que des messagers lui eurent rapporté que, se rebellant contre les ordres royaux[22], cette légion faisait de la résistance dans le défilé d’Agaune, Maximien, sous le coup de son indignation, laissa éclater sa colère. Mais, avant de rappeler la suite, il me semble bon d’insérer dans mon récit une description de ces lieux-là. Agaune est distant d’environ soixante milles de la cité de Genève, mais de quatorze milles (seulement) de la rive supérieure du lac Léman dans lequel se jette le Rhône. Agaune lui-même est placé dans une vallée située déjà entre les crêtes alpines. Aux voyageurs qui veulent s’y rendre s’ouvre un chemin rude et étroit, au parcours difficile. En effet, le Rhône, qui déferle en face dangereusement, ne laisse aux voyageurs qu’une chassée à peine praticable, au pied de la falaise rocheuse. Une fois vaincu et franchi le passage étroit de la gorge, s’ouvre tout à coup (aux voyageurs) une plaine assez vaste parmi les rochers des montagnes. C’est dans cette plaine que la légion s’était établie. Donc, comme nous l’avons dit plus haut, après avoir connu la réponse des Thébains, Maximien, bouillonnant d’une colère violente suite au refus d’ordre, enjoignit de passer au fil de l’épée un homme sur dix de cette même légion, avec l’objectif que les survivants, absolument terrifiés, obtempéreraient aux ordres royaux. (…) |
Les légionnaires survivants persistent à refuser l’exécution de l’ordre. |
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Incitamentum tamen maximum fidei in illo tempore penes sanctum Mauricium fuit primicerium tunc, sicut traditur, legionis ejus (…). |
Un énorme encouragement pour la foi se trouva pourtant en ce temps-là entre les mains de Maurice, alors commandant adjoint, selon la tradition, de cette légion-là. (…) |
Maurice écrit à l’empereur : les soldats de la légion thébaine ne peuvent persécuter leurs propres coreligionnaires ; ils sont prêts à subir les conséquences de leur refus d’ordre. |
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Cum haec talia Maximianus audisset obstinatosque in fide Christi cernet animos virorum, desperans gloriosam eorum constantiam posse revocari, una sententia interfici omnes decrevit et rem confici circumfusis militum agminibus jubet. Qui cum missi ad beatissimam legionem venissent, stringunt in sanctos impium ferrum mori non recusantes vitae amore.
Haec nobis tantum de numero illo martyrum comperta sunt nomina, id est beatissimorum Mauricii, Exuperi, Candidi atque Victoris ; cetera vero nobis quidem incognita, sed in libro vitae scripta sunt. Ex hac eadem legione fuisse dicuntur etiam illi martyres Ursus et Victor, quos Salodurum passos fama confirmat. Saladurum vero castrum est supra Arulam flumen neque longe a Rheno positum.
At vero beatissimorum Acaunensium martyrum corpora post multos passionis annos sancto Theodoro ejusdem loci episcopo revelata traduntur. In quorum honorem cum exstrueretur basilica, quae, vastae nunc adjuncta rupi, uno tantum latere adclinis jacet, quid miraculi tunc apparuerit nequaquam tacendum putavi.
Euchère, Passio Acaunensium martyrum, 2-16, passim (tiré de A. Verdan, Nos esse non licet, OFES Vaud, 1987) |
Comme Maximien avait entendu ce genre de réponse et qu’il voyait le cœur de ces hommes attaché obstinément à la foi dans le Christ, ne croyant plus que leur glorieuse constance pouvait être pliée, d’une seule phrase il décida que tous seraient tués et il ordonna de faire expédier l’affaire par des troupes qui les encercleraient. Et, comme, selon cet ordre, ils étaient venus au contact de cette légion bienheureuse, ces soldats dégainèrent leurs épées impies contre ces saints qui ne refusaient pas de mourir par amour de la vie. De ce grand nombre de martyrs, seuls ces noms nous ont été transmis, à savoir ceux des très bienheureux Maurice, Exupère, Candide et Victor ; tous les autres nous sont certes inconnus, mais ils ont été écrits dans le livre de la vie. On dit qu’appartenaient aussi à cette même légion Ursus et Victor, ces fameux martyrs dont la renommée affirme qu’ils subirent leur passion à Salodurum (Salodurum est une place forte dominant la rivière Aar et située non loin du Rhin[23]). Mais, pour sûr, on raconte que les corps des très bienheureux martyrs d’Agaune furent révélés, beaucoup d’années après leur passion, à saint Théodore, l’évêque du même lieu[24]. Et comme en leur honneur fut édifiée une basilique - qui, appuyée maintenant à un vaste rocher, s’étend, inclinée d’un seul côté[25] -, j’ai estimé qu’il ne fallait nullement taire quel grand miracle se produisit alors. (trad. Perlini) |
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5. l’EDIT DE MILAN (313) – ses conséquences
5.1.1 C’est le moment de réactiver le fil rouge du mot signum, évoqué sous 4.1.3. Nous voici
arrivés, en effet, au fameux In Hoc Signo Vinces, traduction
latine, signifiant « par ce signe, tu vaincras », de l’expression
grecque En toutô nika d’Eusèbe de
Césarée, traduite ci-dessous par « Vaincs par
ceci » (cf 5.2). 5.1.2 Circonstances historiques : en octobre 312, l’Auguste de l’Ouest Constantin avance vers Rome, où sévit l’usurpateur Maxence. Encore païen, mais incliné - notamment par l’exemple de sa mère Hélène - à croire à la supériorité du dieu des chrétiens, Constantin a deux visions[26] qui le convainquent de faire décorer les boucliers de ses soldats du monogramme du Christ. Voici comment deux grands lettrés, ses familiers, rapportèrent ces événements : (textes traduits par Yves Modéran : http://aphgcaen.free.fr/conconférences/ym/moddocs.htm)
5.2 la vision chrétienne de constantin, selon Eusèbe de Césarée[27] (texte écrit en grec vers 337-339).
Constantin pensa qu’il lui fallait honorer le Dieu unique en qui croyait son père. Il en appela donc à lui de ses vœux, suppliant et implorant qu’il lui révèle qui il était et qu’il lui tende une main favorable dans les circonstances présentes. Tandis qu’il formulait ces prières et demandes instantes lui apparut alors un signe tout à fait extraordinaire qui émanait de Dieu. Si un autre que lui l’avait mentionné, sans doute ne le croirait-on pas aisément. Mais puisque c’est l’empereur vainqueur en personne qui l’a rapporté longtemps après à nous-même, l’auteur de ces lignes, quand il nous eut honoré de sa connaissance et de son intimité, qui, après cela, hésiterait encore à accorder créance à ce récit, d’autant plus que l’époque qui a suivi a confirmé de son témoignage la vérité de sa parole ? Un peu après midi, alors que le jour commençait seulement à décliner, il vit de ses yeux, dit-il, le trophée de la Croix au-dessus du soleil, en plein ciel, formé de lumière, avec l’inscription : « Vaincs par ceci ». A ce spectacle, l’étonnement le saisit, ainsi que toute l’armée qui le suivait dans je ne sais quelle marche et avait assisté au miracle. Il se demanda alors, dit-il, ce que pouvait être cette apparition. Tandis qu’il réfléchissait ainsi et agitait en lui-même beaucoup de pensées, la nuit tomba; et, plus tard, pendant son sommeil, le Christ, fils de Dieu, se présenta à lui avec le signe qu’il avait vu dans le ciel, et lui prescrivit de fabriquer une copie de ce signe qui lui était apparu dans le ciel et de recourir à son aide dans les combats. Il se leva au petit matin et révéla son secret à ses amis. Ayant ensuite convoqué des ouvriers spécialistes de l’or et des pierres précieuses, il s’assied lui-même au milieu d’eux, leur explique la forme du signe et leur ordonne de le reproduire en or et en pierres précieuses. L’empereur, avec l’agrément de Dieu, nous permit un jour de le contempler. (Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin) |
5.3 la vision de constantin selon Lactance[28]
Imminebat dies quo Maxentius imperium ceperat, qui |
On touchait au jour où Maxence avait pris le pouvoir, |
est a. d. sextum Kalendas Novembres, et quinquennalia terminabantur. Commonitus est in quiete Constantinus, ut caeleste signum Dei notaret in scutis atque ita proelium committeret.
Facit ut jussus est et transversa « X » littera, summo capite circumflexo, Christum in scutis notat. Quo signo armatus exercitus capit ferrum.
(De mortibus persecutorum, 44) |
c’est-à-dire au sixième jour avant les calendes de novembre, qui devait terminer les célébrations de son cinquième anniversaire (de règne). Constantin reçoit en songe l’ordre de marquer sur les boucliers l’emblème céleste du nom de Dieu, et d’engager ensuite le combat. Il obéit, et fait former sur chaque bouclier le monogramme du Christ, au moyen de la lettre X[29] placée transversalement et recourbée à sa partie supérieure. Une fois munis de ce signe, ses soldats prennent les armes. (« La mort des (empereurs) persécuteurs », 44) |
5.4 le Texte de l’edit de milan (313).
5.4.1 Circonstances historiques : Effet de l’intervention divine, comme le prétendent les chrétiens, ou conséquence de la propagande efficace du chrisme auprès des soldats chrétiens des deux armées, c’est à Constantin que la victoire sourit dans la fameuse bataille du Pont Milvius, aux portes de Rome (28 octobre 312). Signe supplémentaire de la faveur divine, ou comble de la chance pour le vainqueur, l’affreux païen Maxence périt noyé dans le Tibre, lors de la débâcle de sa puissante armée. Conséquences de la bataille : accueilli à Rome, Constantin est proclamé unique Auguste d’Occident, mais toujours co-empereur aux côtés de Maximin Daïa et Licinius (Augustes d’Orient). Il crédite sa victoire au nom du Dieu des Chrétiens, dont il interdit la persécution sur les territoires qu’il dirige, prolongation d’une politique appliquée depuis 306 dans les provinces de Gaule et de Bretagne (l’actuelle Grande-Bretagne). Sous sa protection, la foi chrétienne se propage sans être inquiétée. En 313, Constantin
s’allie avec Licinius contre Maximin. Cette alliance conduit à la proclamation de l’Edit de Milan (Licinius se laissant convaincre de mettre ainsi de son côté les chrétiens,
encore persécutés par Maximin). 5.4.2 Voici la transcription de cet Edit, faite par Lactance dans son De mortibus … (ch. 48).
!! important : Lactance reproduit la version de l’édit envoyée au gouverneur de Bithynie. C’est le moment de créer un lien avec la fameuse lettre[30] envoyée à Trajan par Pline le Jeune, qui était lui aussi gouverneur de Bithynie en 112 : En deux siècles, quelle evolution dans la position des autorités romaines vis-à-vis des chrétiens !
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Licinius vero accepta exercitus parte ac distributa trajecit exercitum in Bithyniam paucis post pugnam diebus et Nicomediam ingressus gratiam deo, cujus auxilio vicerat, retulit ac die Iduum Juniarum, Constantino atque ipso ter consulibus, de restituenda ecclesia hujus modi litteras ad praesidium datas proponi jussit :
2. « Cum feliciter tam ego Constantinus Augustus quam etiam ego Licinius Augustus apud Mediolanum convenissemus atque universa, quae ad commoda et securitatem publicam pertinerent, in tractatu haberemus, haec inter cetera, quae videbamus pluribus hominibus profutura, vel in primis ordinanda esse credidimus, quibus divinitatis reverentia continebatur, ut daremus et Christianis et omnibus liberam potestatem sequendi religionem quam quisque voluisset, quo quicquid <est> divinitatis in sede caelesti nobis atque omnibus qui sub potestate nostra sunt constituti placatum ac propitium possit existere. 3. Itaque hoc consilium salubri ac rectissima ratione ineundum esse credidimus, ut nulli omnino facultatem abnegandam, qui vel observationi Christianorum vel ei religioni mentem suam dederet quam ipse sibi aptissimam esse sentiret, ut possit nobis summa divinitas, cujus religioni liberis mentibus obsequimur, in omnibus solitum favorem suum benivolentiamque praestare. 4. Quare scire dicationem tuam convenit placuisse nobis, ut amotis omnibus omnino condicionibus quae prius scriptis ad officium tuum datis super Christianorum nomine <continebantur, et quae prorsus sinistra et a nostra clementia aliena esse> videbantur, <ea removeantur. Et> nunc libere ac simpliciter unus quisque eorum, qui eandem observandae religionis Christianorum gerunt voluntatem, citra ullam inquietudinem ac molestiam sui id ipsum observare contendant.
5. Quae sollicitudini tuae plenissime significanda esse credidimus, quo scires nos liberam atque absolutam colendae religionis suae facultatem isdem Christianis dedisse. 6. Quod cum isdem a nobis indultum pervideas intellegit dicatio tua etiam aliis religionis suae vel observantiae potestatem similiter apertam et liberam pro quiete temporis nostri <esse> concessam, ut in colendo quod quisque delegerit habeat liberam facultatem. <Quod a nobis factum est ut neque cuiquam> honori neque cuiquam religioni <detractum> aliquid a nobis videatur.
7. Atque hoc insuper in persona Christianorum statuendum esse censuimus quod, si eadem loca, ad quae antea convenire consuerant, de quibus etiam datis ad officium tuum litteris certa antehac forma fuerat comprehensa, priore tempore aliqui vel a fisco nostro vel ab alio quocumque videntur esse mercati, eadem Christianis sine pecunia et sine ulla pretii petitione, postposita omni frustratione atque ambiguitate, restituant.
8. Qui etiam dono fuerunt consecuti, eadem similiter isdem Christianis quantocius reddant. Etiam vel hi qui emerunt vel qui dono fuerunt consecuti, si petiverint de nostra benivolentia aliquid, vicarium postulent, quo et ipsis per nostram clementiam consulatur. Quae omnia corpori Christianorum protinus per intercessionem tua mac sine mora tradi oportebit.
9. Et quoniam idem Christiani non (in) ea loca tantum ad quae convenire consuerunt, sed alia etiam habuisse noscuntur ad jus corporis eorum id est ecclesiarum, non hominum singulorum, pertinentia, ea omnia, lege quam superius comprehendimus, citra ullam prorsus ambiguitatem vel controversiam isdem Christianis id est corpori et conventiculis eorum reddi jubebis, supra dicta scilicet ratione servata, ut ii qui eadem sine pretio sicut diximus restituant, indemnitatem de nostra benivolentia sperent.
10. In quibus omnibus supra dicto corpori Christianorum intercessionem tuam efficacissimam exhibere debebis, ut praeceptum nostrum quantocius compleatur, quo etiam in hoc per clementiam nostram quieti publicae consulatur. 11. Hactenus fiet ut, sicut superius comprehensum est, divinus juxta nos favor, quibus sumus in tantis rebus experti, per omne tempus prospere successibus nostris cum beatitudine publica perseveret.
12. Ut autem hujus sanctionis <et> benivolentiae nostrae forma ad omnium possit pervenire notitiam, prolata programmate tuo haec scripta et ubique proponere et ad omnium scientiam te perferre conveniet, ut hujus nostrae benivolentiae sanctio latere non possit . »
13. His litteris propositis etiam verbo hortatus est ut conventicula <in> statum pristinum redderentur. Sic ab eversa ecclesia usque ad restitutam fuerunt anni decem, menses plus minus quattuor. |
Licinius, lui, recueillit une partie des troupes de Maximin, qu’il répartit parmi les siennes. Quelques jours après la bataille, il passa en Bithynie avec son armée et fit son entrée à Nicomédie. Il rendit grâces à Dieu, dont le secours lui avait donné la victoire, et, le quinze juin de l’année où lui-même et Constantin étaient consuls pour la troisième fois (a. 313), il fit afficher une lettre circulaire adressée au gouverneur, concernant le rétablissement de l’Eglise. La voici : 2. « Moi, Constantin Auguste, ainsi que moi, Licinius Auguste, réunis heureusement à Milan, pour discuter de tous les problèmes relatifs à la sécurité et au bien public, nous avons cru devoir régler en tout premier lieu, entre autres dispositions de nature à assurer, selon nous, le bien de la majorité, celles sur lesquelles repose le respect de la divinité, c’est-à-dire donner aux Chrétiens, comme à tous, la liberté et la possibilité de suivre la religion de leur choix, afin que tout ce qu’il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice, à nous-mêmes et à tous ceux qui se trouvent sous notre autorité. 3. C’est pourquoi nous avons cru, dans un dessein salutaire et très droit, devoir prendre la décision de ne refuser cette possibilité à quiconque, qu’il ait attaché son âme à la religion des Chrétiens ou à celle qu’il croit lui convenir le mieux, afin que la divinité suprême, à qui nous rendons un hommage spontané, puisse nous témoigner en toute chose sa faveur et sa bienveillance coutumières. 4. Il convient donc que Ton excellence sache que nous avons décidé, supprimant complètement les restrictions contenues dans les écrits envoyés antérieurement à tes bureaux concernant le nom des Chrétiens, d’abolir les stipulations qui nous paraissaient tout à fait malencontreuses et étrangères à notre mansuétude et de permettre dorénavant à tous ceux qui ont la détermination d’observer la religion des Chrétiens de le faire librement et complètement, sans être inquiété et molestés. 5. Nous avons cru devoir porter à la connaissance de ta sollicitude ces décisions dans toute leur étendue, pour que tu saches bien que nous avons accordé auxdits Chrétiens la permission pleine et entière de pratiquer leur religion. 6. Ton dévouement, se rendant exactement compte que nous leur accordons ce droit, sait que la même possibilité d’observer leur religion et leur culte est concédée aux autres citoyens, ouvertement et librement, ainsi qu’il convient à notre époque de paix, afin que chacun ait la libre faculté de pratiquer le culte de son choix. Ce qui a dicté notre action, c’est la volonté de ne point paraître avoir apporté la moindre restriction à aucun culte ni à aucune religion. 7. De plus, en ce qui concerne la communauté des Chrétiens, voici ce que nous avons cru devoir décider : les locaux où les Chrétiens avaient auparavant l’habitude de se réunir, et au sujet desquels les lettres précédemment adressées à tes bureaux contenaient aussi des instructions particulières, doivent être rendus sans paiement et sans aucune exigence d’indemnisation, toute duperie et toute équivoque étant hors de question, par ceux qui sont réputés les avoir achetés antérieurement, soit à notre trésor, soit par n’importe quel intermédiaire. 8. De même, ceux qui les ont reçus en donation doivent aussi les rendre au plus tôt auxdits Chrétiens. De plus, si les acquéreurs de ces bâtiments ou les bénéficiaires de donations réclament quelque dédommagement de notre bienveillance, qu’ils s’adressent au vicaire, afin que, par notre mansuétude, il soit également pourvu à ce qui les concerne. Tous ces locaux devront être rendus par ton intermédiaire, immédiatement et sans retard, à la communauté des Chrétiens. 9. Et puisqu’il est constant que les Chrétiens possédaient non seulement les locaux où ils se réunissaient habituellement, mais d’autres encore, appartenant en droit à leur communauté, c’est-à-dire à des églises et non à des individus, tu feras rendre auxdits Chrétiens, c’est-à-dire à leur communauté et à leurs églises, toutes ces propriétés aux conditions reprises ci-dessus, sans équivoque ni contestation d’aucune sorte, sous la seule réserve, énoncée plus haut, que ceux qui leur auront fait cette restitution gratuitement, comme nous l’avons dit, peuvent attendre de notre bienveillance une indemnité. 10. En tout cela, tu devras prêter à la susdite communauté des Chrétiens ton appui le plus efficace, afin que notre ordre soit exécuté le plus tôt possible, et afin aussi qu’en cette matière il soit pourvu par notre mansuétude à la tranquillité publique. 11. Ce n’est qu’ainsi que l’on verra, comme nous l’avons formulé plus haut, la faveur divine, dont nous avons éprouvé les effets dans des circonstances si graves, continuer à assurer le succès de nos entreprises, gage de la prospérité publique. 12. Afin, d’autre part, que la mise en forme de notre généreuse ordonnance puisse être portée à la connaissance de tous, il conviendra que tu fasses faire une proclamation pour la promulguer, que tu la fasses afficher partout et que tu la portes à la connaissance de tous, de façon que nul ne puisse ignorer la décision prise par notre bienveillance. »
13.- A cette lettre qui fut affichée, il ajouta encore la recommandation verbale de rétablir les lieux de réunion dans leur état primitif. Ainsi, de la ruine de l’Eglise à sa restauration, il s’écoula dix ans et environ quatre mois. |
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(trad. Moreau, Paris, 1954) |
5.5 Les conséquences de cette nouvelle politique
impériale romaine ne se firent pas attendre. Elles sont bien expliquées par
Jean Flori (pp. 110-112 de La
première croisade …), 5.5.1 … sauf quand il prétend que c’est depuis ce moment-là que les chrétiens furent majoritaires dans l’Empire. Des études récentes montrent en effet que cela fut peut-être le cas en Orient et dans certaines villes d’Occident, mais pas dans les campagnes (davantage attachées aux traditions). La preuve la plus évidente de ce phénomène est fournie par le terme même de «païens» dont les chrétiens finirent par affubler ceux qui ne partageaient pas leur foi. Nous savons en effet[31]. que «païen» dérive du mot latin paganus, qui désigne l’habitant d’un village (pagus), donc le paysan, et même le «bouseux» incapable d’évoluer !
5.5.2 Mais voici l’essentiel de la démonstration de Jean Flori quant à l’évolution du concept de Miles Christi : - La « conversion »[32] de Constantin rendit intenable l’objection de conscience telle qu’Hippolyte de Rome l’imposa à ses fidèles (cf section 3.2) et Maximilien, par exemple, la pratiqua. Les chrétiens se devaient de combattre dans les légions d’un empereur qui les avait marquées du chrisme ! Et les païens ne suffisaient plus pour défendre l’Empire à eux tout seuls.
- L’augmentation du nombre des chrétiens, due aussi, désormais, à des conversions opportunistes et de simple façade, provoqua inévitablement une baisse en termes de valeur morale et de motivations. Comme saint Jérôme le dira plus tard dans un texte dont j’ai perdu la référence, grâce à Constantin, puis à Théodose, « l’Eglise gagna en puissance ce qu’elle perdit en sainteté ».
- Un clivage se produisit alors entre chrétiens « ordinaires », peut-être moins enclins à refuser le service militaire, et chrétiens « d’élite », attachés davantage au rigorisme primitif, fuyant les valeurs profanes et cherchant la « sainteté ».
- Le besoin qu’avait l’Eglise d’organiser ses communautés et de distribuer les sacrements* (cf 5.5.4) finit par provoquer le regroupement de ces chrétiens « d’élite » dans le clergé ou dans les communautés monacales, qui, nées en Orient, se développaient de plus en plus, même en Occident (voir plus bas).
5.5.3 Et c’est cette dernière tendance qui provoqua un glissement du concept de Miles Christi, dont le nouveau sens connut ses heures de gloire jusqu’au Moyen Age : Devant garder leurs mains pures, comme leurs homologues païens (cf Origène, en 3.1), pour être dignes du service divin, les membres du clergé – tout comme les moines – se virent soumis à ce que Flori appelle justement des « tabous », ceux du sang et du sexe. Et c’est precisement à cause du « tabou » du sang que prêtres et moines furent exemptés du service militaire par l’Etat comme l’avaient ete leurs homologues païens.
Ainsi, par une sorte de sublimation, le concept de Miles Christi, de soldat pacifique du Christ, qui, nous l’avons vu, était revendiqué à l’origine par la majorité des premiers chrétiens, devint l’apanage des prêtres et des moines. Et c’est surtout en ces derniers que s’incarna, pour finir, le nouvel idéal religieux du Miles Christi, éloigné des impuretés du sexe et du sang (cf Flori, p. 111-112). Ce
phénomène dura en tout cas jusqu’au XIe siècle
(cf Flori, p. 165). 5.5.4 (cf 5.5.2) *sacrement /serment: Ici, l’étymologie peut aider à mieux comprendre, dans une certaine mesure, l’évolution des mentalités. «Sacrement», comme «serment», vient du latin sacramentum, le mot qui, à Rome, signifiait «le serment militaire». Et sa racine sacr- en soulignait son caractère sacré. Voilà, à mon avis, une autre raison profonde pour laquelle Maximilien et d’autres martyrs refusèrent obstinément de prêter ce sacramentum à l’empereur (ou le prêtèrent selon certaines conditions, comme Maurice et ses compagnons). Le seul sacramentum qu’ils pouvaient prononcer était réservé à leur propre Dieu et non à un empereur païen : ils ne pouvaient être que de pacifiques Milites Christi. C’est d’ailleurs ce qu’ils martelaient face aux autorités païennes, avant de se laisser martyriser. Après l’édit de Milan, et les changements que nous venons de décrire, seule la minorité de ceux qui étaient en charge du sacré, donc des sacrements, pouvait prétendre prêter sacramentum devant Celui qu’ils servaient pacifiquement, à savoir Dieu. C’est donc, au fond, tout à fait naturellement que prêtres et moines s’attribuèrent le titre de Milites Christi. … En attendant des variations ultérieures … (voir ci-dessous, 9.2.3)
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6. saint martin de tours (316 – 397), à la charnière entre l’époque de Constantin et celle de Théodose
6.1 Comme le relève Jean Flori (p. 111), à la fin du IVe siècle, le cas de saint Martin de Tours illustre bien le glissement que nous venons de décrire. Vivant à la charnière entre l’époque de Constantin et celle de Théodose, Martin est l’exemple même du soldat qui s’est engagé quand il était encore païen, mais qui abandonne le métier des armes sous la double pression 1.- de sa conversion au christianisme ; 2.- de son attirance pour le monachisme, sa nouvelle militia (une nouvelle sorte de service militaire, mais pacifique ; cf Flori, p. 147).
6.2 D’ailleurs, Martin oeuvra si bien à l’introduction du monachisme en Occident qu’on le considère encore aujourd’hui comme le premier à l’avoir introduit dans les Gaules (= la France actuelle). Le dernier extrait ci-dessous décrit l’organisation de sa communauté + le travail des copistes (cf note 38) (À l’examen, il faudra donc, le cas échéant, savoir rappeler que les moines-Milites Christi du XIe siècle sont, en quelque sorte, et après bien des avatars, les héritiers du Martin de Tours du IVe siècle, qui, d’abord miles authentique, se proclama Miles Christi face à l’empereur Julien34, et le prouva en se faisant moine).
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6.3 extraits de la vie de saint martin de sulpice sévère
Saint Martin de Tours
(Monastère Tibaes, Braga, Portugal)
Conduite de Martin à l’armée (Sulp. Sévère, Vie de S. Martin, 2, 6-8 ; 3,1-3) |
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Triennium fere ante baptismum in armis fuit, integer tamen ab iis vitiis quibus illud hominum genus implicari solet. Multa illius circa commilitones benignitas, mira caritas, patientia vero atque humilitas ultra humanum modum. Nam frugalitatem in eo laudari non est necesse, quia ita usus est, ut jam illo tempore non miles, sed monachus putaretur. Pro quibus rebus ita sibi omnes commilitones devinxerat, ut eum miro adfectu venerarentur. Necdum tamen regeneratus in Christo, agebat quemdam bonis operibus baptismi candidatum : adsistere scilicet laborantibus, opem ferre miseris, alere egentes, vestire nudos, nihil sibi ex militiae stipendiis praeter cotidianum victum reservare : jam tum evangelii non surdus auditor de crastino non cogitabat.
Quodam itaque tempore, cum jam nihil praeter arma et simplicem militiae vestem haberet, media hieme, quae solito asperior inhorruerat, adeo ut plerosque vis algoris exstingueret, obvium habet in porta Ambianensium civitatis pauperem nudum. Qui cum praetereuntes ut sui misererentur oraret omnesque miserum praeterirent, intellexit vir Deo plenus sibi illum, aliis misericordiam non praestantibus, reservari. Quid tamen ageret ? Nihil praeter chlamydem, qua indutus erat, habebat : jam enim reliqua in opus simile consumpserat.
Arrepto itaque ferro quo accinctus erat, mediam dividit partemque ejus pauperi tribuit, reliqua induitur. Interea de circumstantibus ridere nonnulli, quia deformis esse truncatus habitu videretur. Multi tamen, quibus erat mens sanior, altius gemere quod nihil simile fecissent cum, plus habentes, vestire pauperem sine sua nuditate potuissent. Nocte insecuta, cum se sopori dedisset, vidit Christum chlamydis suae, qua pauperem texerat, parte vestitum. |
Il passa presque trois ans à l’armée avant de recevoir le baptême. Il se tint pourtant à l’écart des comportements dévoyés, dans lesquels s’implique d’habitude le type d’hommes qu’elle réunit. Grande fut sa bienveillance à l’égard de ses camarades, étonnante sa charité ; quant à son endurance et humilité, elles furent surhumaines. Inutile, en effet, de louer sa sobriété, puisqu’il la pratiqua si bien que, déjà alors, on le prenait plutôt pour un moine que pour un soldat. Et pour toutes ces raisons, il s’était attaché à tel point ses camarades qu’ils l’entouraient d’une affection étonnante. Et, lui qui n’avait pas encore été régénéré dans le Christ, se conduisait, par ses bonnes œuvres, comme un candidat au baptême : il était évidemment aux côtés de ceux qui souffraient, secourait les malheureux, nourrissait les nécessiteux, donnait des vêtements à ceux qui en manquaient, ne gardait pour lui, de sa solde, rien à part l’argent pour sa nourriture quotidienne : déjà à l’écoute, sans réticences, de l’évangile, il ne se préoccupait pas du lendemain.
Voilà pourquoi, un jour, au milieu d’un hiver qui avait sévi plus rudement que d’habitude, à tel point que la violence du gel avait tué plusieurs personnes, Martin se trouva, à la porte de la cité d’Amiens, face à face avec un pauvre pratiquement nu, alors que lui-même n’avait rien excepté ses armes et son simple habit militaire. Et comme ce pauvre priait les passants d’avoir pitié de lui et que tous l’ignoraient, notre homme empli (de la grâce) de Dieu comprit que c’était à lui que cet homme était réservé, puisque les autres ne lui témoignaient aucune pitié. Mais que pouvait-il faire ? Il n’avait rien, à part le manteau militaire dont il s’était enveloppé, car, le reste, il l’avait abandonné en de semblables gestes de charité.
Tirant donc l’épée dont il était ceint, il partagea son manteau par le milieu, en offrit une moitié au pauvre et se couvrit du morceau restant. Sur ce, quelques badauds qui l’entouraient éclatèrent de rire, parce qu’avec son manteau tronqué, il avait l’air bien laid. Pourtant, de nombreux autres, plus sensés, gémirent profondément, songeant qu’ils n’avaient rien fait de semblable, alors qu’ils auraient pu, eux qui possédaient davantage, vêtir ce pauvre sans risquer d’être nus eux-mêmes. Quand la nuit fut venue et alors qu’il s’était endormi, Martin vit le Christ, habillé du morceau de son manteau dont il avait couvert le pauvre.
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Martin renonce au métier de soldat (Sulp. Sévère, Vie de S. Martin, 4) |
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Interea, inruentibus intra Gallias barbaris, Julianus Caesar, coacto in unum exercitu apud Vangionum civitatem, donativum coepit erogare militibus, et, ut est consuetudinis, singuli citabantur, donec ad Martinum ventum est.
Tum vero, oportunum tempus existimans quo peteret missionem – neque enim integrum sibi fore arbitrabatur, si donativum non militaturus acciperet - : « Hactenus, inquit ad Caesarem, militavi tibi : patere ut nunc militem Deo ; donativum tuum pugnaturus accipiat, Christi ego miles sum : pugnare mihi non licet. »
Tum vero adversus hanc vocem tyrannus[33] infremuit dicens eum metu pugnae quae postero die erat futura, non religionis gratia detractare militiam.
At Martinus intrepidus, immo inlato sibi terrore constantior. « Si hoc, inquit, ignaviae adscribitur, non fidei, crastina die ante aciem inermis adstabo et in nomine Domini Jesu, signo crucis, non clipeo protectus aut galea, hostium cuneos penetrabo securus. » Retrudi ergo in custodiam jubetur, facturus fidem dictis, ut inermis barbaris objiceretur.
Postero die hostes legatos de pace miserunt, sua omnia seque dedentes. Unde quis dubitet hanc vere beati viri fuisse victoriam, cui praestitum sit, ne inermis ad proelium mitteretur ? Et quamvis pius Dominus servare militem suum licet inter hostium gladios et tela potuisset, tamen ne vel aliorum mortibus sancti violarentur obtutus, exemit pugnae necessitatem. Neque enim aliam pro milite suo Christus debuit praestare victoriam, quam ut, subactis sine sanguine hostibus, nemo moreretur. |
A cette époque-là, comme les barbares se précipitaient à l’intérieur des Gaules, le César Julien[34], après avoir réuni son armée en un seul corps de bataille près de la cité des Vangions[35], entama la distribution d’une solde spéciale aux soldats. Comme le veut la tradition, les soldats étaient appelés un à un. Vint le tour de Martin. Or, à ce moment-là, estimant le moment opportun pour demander son congé (car, pensait-il, il n’agirait pas honnêtement s’il acceptait un supplément de solde sans prévoir de se battre) : « Jusqu’ici, dit-il au César, j’ai été soldat pour toi : souffre que maintenant je le sois pour Dieu. Que ton cadeau aille à un soldat décidé à se battre. Moi, je suis soldat du Christ : il ne m’est plus permis de combattre. » Mais alors, le tyran laissa éclater son indignation contre ces propos et prétendit que c’était par crainte de la bataille prévue pour le jour suivant, et non pour des motifs religieux qu’il refusait de servir. Mais Martin, sans se laisser démonter, ou plutôt rendu plus fort par l’effroi qu’on voulait lui inspirer : « Si, dit-il, on met mon comportement sur le compte de ma lâcheté, et non de ma foi, demain je me tiendrai désarmé devant la ligne de bataille et, au nom du Seigneur Jésus, protégé par le signe de la croix, et non du bouclier ou du casque, j’avancerai sans crainte à l’intérieur des bataillons ennemis. » Ordre fut donc donné qu’il fût emmené sans ménagement en prison, avec l’ordre de tenir sa parole de s’offrir désarmé aux barbares. Le jour suivant, les barbares envoyèrent une ambassade pour traiter de la paix, en livrant tous leurs biens, ainsi que leur personne. Qui pourrait douter alors que ce fut là la vraie victoire de ce saint homme, puisqu’il lui fut accordé (par Dieu) de ne pas être envoyé sans armes au combat ? Et, bien que, dans sa clémence, le Seigneur eût pu sauver son soldat, même au milieu des glaives et des traits ennemis, pourtant, pour éviter que le regard du saint fût souillé par d’autres morts, Il supprima la nécessité d’un combat. Car, pour son soldat, le Christ ne dut procurer une victoire autre que de faire en sorte que, les ennemis s’étant soumis sans effusion de sang, personne ne mourût. |
Voici l’extrait qui décrit le travail déployé par Martin en faveur du monachisme en Occident (cf 6.2) :
Martin, devenu évêque de Tours en 371, y fonde un ermitage (Sulp. Sévère, Vie de S. Martin, 10, 3-9) |
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Dein, cum inquietudinem se frequentantium ferre non posset, duobus fere extra civitatem milibus monasterium sibi statuit. Qui locus tam secretus et remotus erat, ut eremi solitudinem non desideraret. (…) Ipse ex lignis contextam cellulam habebat, multique ex fratribus in eumdem modum: plerique, saxo superjecti montis cavato, receptacula sibi fecerant. Discipuli fere octoginta erant, qui ad exemplum beati magistri instituebantur.
Nemo ibi quicquam proprium habebat, omnia in medium conferebantur. Non emere aut vendere, ut plerisque monachis moris est, quicquam licebat, ars ibi, exceptis scriptoribus, nulla habebatur, cui tamen operi minor aetas deputabatur : majores orationi vacabant.
Rarus quisquam extra cellulam suam egressus, nisi cum ad locum orationis conveniebant. Cibum una omnes post horam jejunii accipiebant. Vinum nemo noverat, nisi quem infirmitas coegisset. Plerique camelorum saetis vestiebantur : mollior ibi habitus pro crimine erat. Quod eo magis sit mirum necesse est, quod multi inter eos nobiles habebantur, qui longe aliter educati ad hanc se humilitatem et patientiam coegerant. Pluresque ex eis postea episcopos vidimus. Quae enim esset civitas aut ecclesia quae non sibi de Martini monasterio cuperet sacerdotem ?
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Ensuite, comme il ne pouvait supporter l’agitation provoquée par ceux qui le visitaient, il se fit une solitude[36] à deux milles à peu près de la ville. Et ce lieu était si secret et si éloigné qu’il n’avait rien à envier la solitude du désert[37]. (…) Lui-même disposait d’une cellule (cabane) formée par un assemblage de pièces de bois. Beaucoup parmi les frères étaient logés de la même façon ; plusieurs se firent des abris en creusant la roche de la falaise qui les surplombait. Il y avait environ quatre-vingts disciples qui s’y formaient en suivant l’exemple de leur bienheureux maître. Personne là-bas ne possédait rien en propre ; tout était mis en commun. Il ne leur était permis ni d’acheter ni de vendre quelque chose, comme le veut la coutume chez la plupart des moines. On n’exerçait là-bas aucun art, excepté celui de recopier des livres[38], mais pour ce travail, on désignait les plus jeunes, les plus âgés vaquaient à l’oraison. Les frères sortaient rarement de leur cellule, si ce n’est lorsqu’ils se rendaient ensemble au lieu de la prière. Ils prenaient tous ensemble leur repas après le temps réservé au jeûne. Personne ne buvait de vin, à moins d’y être contraint par la maladie. La plupart avaient des habits en rudes poils de chameau : là-bas une étoffe plus souple attirait des jugements sévères. Et cela devait être d’autant plus remarquable que beaucoup parmi ces frères étaient tenus au rang de nobles, qui, élevés d’une manière bien différente, s’étaient astreints à cette vie humble et soumise. Et, par la suite, nous avons vu plusieurs d’entre eux devenus évêques. Y aurait-il eu en effet une cité ou une Eglise qui n’aurait pas souhaité pour sa communauté un prêtre issu du monastère de (saint) Martin ? (trad. Perlini, aidé par François-Dominique Fournier) |
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7. sous theodose (379-395) ET APRèS : AUGUSTIN et la « GUERRE JUSTE »
7.1.1 Ce chapitre, qui explicite le contenu du & 3 des Paradoxes (cf, 1.3), doit être mis en lien avec les pages 112-113 de J. Flori, La première Croisade + la page 3 de l’article de J. Flori dans Theatrum Belli. !! Dans les pages citees, la démonstration de M. Flori est parfois hâtive ou lacunaire. dans ce qui suit certaines de mes remarques tentent d’apporter davantage de précisions.
7.1.2 bellum / «guerre» : aide mnemotechnique fournie par leur etymologie: une réflexion sur les mots signifiant « guerre » aidera à retenir l’évolution de l’histoire de l’Occident depuis le Ve siècle. Le mot latin bellum, présent dans tous les textes latins cités ci-dessous, se traduit par « guerre », un mot qui provient, lui, du francique °werra. Ce paradoxe s’explique de la manière suivante : Aussi longtemps que Rome fut puissante (par exemple du temps de Cicéron), c’est de bellum qu’on parla dans ses provinces, puis (dès le IVe siècle) dans ses diocèses. Quand, dès le Ve siècle (cf. ci-dessous), les envahisseurs germaniques furent assez forts pour installer des royaumes à l’intérieur des anciens territoires de l’Empire romain d’Occident, c’est de °werra, puis de « guerra » (italien, espagnol) et de « guerre » qu’on parla désormais couramment dans le peuple. Comme le latin resta la langue littéraire et diplomatique par excellence jusqu’en tout cas au XVIe siècle en France, bellum subsista dans les textes historiques et diplomatiques. Voilà pourquoi les chroniqueurs du Moyen Âge nomment souvent bellum sacrum la croisade dont ils veulent parler (voir un exemple en 8. ).
7.2 A la page 2 du document sur Les Origines du Christianisme, nous avons vu comment, dès 380, Théodose, franchissant l’ultime étape, fit du christianisme la religion officielle de l’Empire.
Après tant de siècles de persécutions, cette mesure remplit sans doute les fidèles d’un soulagement et joie immenses. MAIS, sur le plan militaire, elle plaça les chrétiens au pied du mur, davantage encore que du temps de Constantin (cf. section 5.5 et suiv.) : si prêtres et moines pouvaient continuer à jouer le rôle de milites Christi pacifiques et pacifistes (le rôle qui était autrefois l’apanage de tous les chrétiens), il en alla tout autrement pour la masse des chrétiens, telle que définie en 5.5.1 et 5.5.2. Comme J. Flori l’indique (Première Croisade, p. 113), désormais cette masse fut « autorisée, voire incitée, à combattre pour la défense d’un empire romain assimilé à ce que nous appellerions aujourd’hui la chrétienté ». Si l’on songe au credo proclamé par les premiers chrétiens, le revirement est de taille et J. Flori a bien raison de parler (p. 113) d’un premier virage décisif de l’Eglise chrétienne.
7.3 Or, pour être accepté par tous
les fidèles, ce premier virage decisif
devait être justifié théologiquement. 7.3.1 La tâche était difficile. Mais elle était d’autant plus urgente et nécessaire que les invasions germaniques massives à partir de 406 et, pire encore, l’épisode retentissant[39] du sac de Rome par Alaric et ses Wisigoths, en 410, avaient énormément ruiné la confiance que les Romains (ceux du moins qui étaient encore païens, et même les chrétiens « tièdes ») pouvaient encore avoir dans le Dieu chrétien : jamais pareil scandale ne s’était produit du temps où Rome était protégée par les dieux du Capitole !
C’est, entre autres, saint augustin (354-430) qui fit peser tout le poids de son autorité dans la mise au point d’une nouvelle théologie politique. Mais cela ne se fit pas sans peine, ni tiraillements.
7.3.2 Comme J. Flori ne l’indique
pas, Augustin aurait d’abord chargé son admirateur Paul Orose (380-417) de démontrer, dans son Histoire contre
les païens (414), que les malheurs de l’Empire
n’étaient pas la conséquence de l’abandon du paganisme : pendant sa longue
histoire, Rome n’avait cessé de connaître des mauvaises fortunes, donc aussi
quand elle était sous la protection de ses anciens dieux. Mais elle s’en était
toujours relevée : voilà ce qui l’attendait encore une fois. 7.3.3 Or, au goût de saint Augustin, Paul Orose avait eu trop tendance à lier le destin de l’Empire romain à celui du christianisme : cette position était dangereuse, car elle laissait supposer, malgré tout, qu’au cas où l’Empire se serait effondré, le christianisme s’effondrerait avec lui !
Donc, dans sa Cité de Dieu, Augustin reprit l’affaire avec plus de hauteur : l’important était l’eglise chrétienne, son avènement sur terre et son épanouissement jusqu’à la fin des temps, selon les prophéties. Certes, l’Empire romain avait été le cadre utile à la proclamation de l’Evangile dans la paix, mais, s’il disparaissait, ni le monde, et encore moins l’eglise chrétienne, ne disparaîtraient avec lui ![40] Pourtant, puisque, pour l’heure, l’Empire romain représentait la paix, l’ordre, la culture et la civilisation, il fallait le défendre, même par les armes : donc le combat contre les barbares était légitime, car certaines guerres pouvaient être justes, comme le furent, dans l’Ancien Testament, les « guerres de l’éternel » en faveur d’Israël attaqué par ses ennemis [41] :
Cet extrait d’Augustin (où voisinent d’ailleurs « guerre juste » et « guerre sainte » voulue par Dieu : voir aussi ci-dessous, en 8.1, la citation de l’article de J. Flori dans Theatrum belli, p. 3) est reproduit dans sa thèse par Mme Audrey Becker-Piriou[42].
Plus précise et complète que J. Flori, Mme Becker-Piriou n’oublie pas de signaler, à côte de l’inspiration tirée des Ecritures, la contribution importante du droit romain au travail conceptuel de saint Augustin. Bellum Justum , la « guerre juste » est en effet – avant tout - un concept clé de l’arsenal juridique romain. Il désigne la seule guerre honorable pour un peuple civilisé : celle qu’on mène en respectant le droit (jus, en latin). En grand Romain qu’il était, Augustin n’ignorait rien de tout cela. Mme Becker-Piriou cite (p. 200 sq) quelques extraits de Cicéron (106-43 av. J.-C.), qui, à Rome, fut le premier à théoriser la notion de «guerre juste», en se plaçant du point de vue du droit romain, un droit dont on sait par ailleurs qu’il était étroitement lié à la religion[43]. Voici donc un choix parmi les affirmations de Cicéron qui purent influencer Augustin :
La preuve est faite que, pour accomplir sa tâche, saint Augustin s’abreuva à la double source des saintes ecritures et du droit romain. Mais redonnons la parole à J. Flori qui, à la p. 44 de sa Guerre sainte…, décrit bien la contribution d’Augustin au problème qui nous occupe : sans en développer la théorie, saint Augustin (posa) ainsi les fondements d’une éthique chrétienne nouvelle, dont la définition canonique, la « guerre juste », ne sera formulée que beaucoup plus tard, aux XIIe et XIIIe siècles.
7.4.1 difficultés: pareil retard trouve, cette fois, une explication réaliste et pleine de bon sens chez Mme Becker-Piriou (p. 202) : après tant de siècles pendant lesquels l’Eglise avait prêché l’objection de conscience, saint Augustin et d’autres penseurs chrétiens avec lui étaient malgré tout encore très embarrassés par le double problème de la justification juridique, mais surtout morale de la guerre. Cet embarras, ces tiraillements (cf 7.3.1 sq) se perçoivent bien dans l’œuvre écrite de saint Augustin, qui, Miles Christi pacifique lui-même (car il est prêtre), procède par allusions et évite de proposer une théorie bien construite sur la « guerre juste ». Voici des exemples, tirés de sa Cité de Dieu (l. VI + XIX):
a) En XIX,7, comme à d’autres endroits, Augustin « se contorsionne » en quelque sorte pour dénoncer les guerres d’un point de vue moral :
b) En VI, 6, Augustin est enfin clair dans sa dénonciation des guerres de conquête. Mais là il partage l’avis quasi général des moralistes, même païens (voir, p. ex., le premier texte de Cicéron cité ci-dessus) :
*Ironie de l’histoire : c’est de pareil immense brigandage que souffrit Augustin lui-même. Il mourut en effet en 430 à Hippone, la ville africaine dont il était évêque et qui était alors assiégée par les Vandales, des envahisseurs dont le nom est tout un programme … . Pourtant - signe de son haut degré de civilisation … ou de sainte naïveté - saint Augustin avait écrit, en bon miles Christi, au commandant des troupes romaines dépêchées contre les Vandales :
c) En XIX, 12, Augustin paraît enfin tenter une conciliation entre les perspectives juridiques et morales qui s’affrontent autour de la question de la « guerre juste » :
7.5 Le « flou » que – volontairement ou non - saint Augustin laisse planer sur une définition de la « guerre juste » n’a pas empêché les historiens de dégager, de ses écrits, trois grands axes. J. Flori les rappelle dans chacune de ses œuvres (p. ex., p. 112-113 de Première Croisade… + p. 3 de l’article dans Theatrum Belli):
1.- Les buts d’une guerre doivent être légitimes : défendre sa patrie attaquée et/ou récupérer des terres ou des biens spoliés. Une guerre d’agression est exclue ! 2.- Une guerre ne doit pas répondre à des motifs de vengeance ou de gains personnels. Elle doit être menée « avec amour », pour défendre et protéger ses frères et sœurs, faibles et désarmés. 3.- Une guerre doit être publique et non privée, c’est-à-dire déclarée par une autorité légitime (empereur, plus tard roi « barbare »), instaurée par Dieu.
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8. de la « GUERRE JUSTE » a la « guerre sainte » (Ve – XI e siècles) (les transformations concomitantes du concept de miles christi seront etudiees dans la section 9.)
8.1 L’ultime basculement vers le concept de « guerre sainte » Au bas de la page 3 de son article dans Theatrum Belli, même s’il ne cite pas l’apport du droit romain, J. Flori nous aide à mettre en lien et à distinguer « guerre juste » et « guerre sacrée » : « Il semble donc bien que la notion de guerre juste qui se dégage des écrits de saint Augustin dérive de la notion de guerre sainte ou de guerre « sacrée » issue des écrits bibliques. Seule est véritablement sacrée, légitime et bonne, la guerre ordonnée directement par Dieu, comme le furent jadis les guerres de l’Eternel[45]. celles qu’ordonnent, pour des motifs moraux, les autorités terrestres légitimes n’ont pas de caractère véritablement sacré, mais elles peuvent cependant être considérées comme justes aux conditions déjà exprimées. »
cette distinction, mais aussi ce lien entre « guerre juste » et « guerre sacrée » ou « sainte »[46] sont très importants pour notre propos. Il faut les retenir. En effet, cette interaction nous aide à comprendre comment l’Eglise se contenta d’abord de prôner la « guerre juste » contre les ennemis des chrétiens (voir ci-dessus, 7.3 sq, l’action de saint Augustin). Puis, à mesure qu’elle voyait ses intérêts spirituels et temporels mal pris en compte par les nouveaux pouvoirs, cette même Eglise - ou, mieux, la Papauté - finit par (ré)activer progressivement la notion de « guerre sacrée » ou « sainte », une notion nouvelle chez les chrétiens, car réservée de tout temps aux seules guerres bibliques d’Israël, des guerres dans lesquelles Dieu était censé intervenir directement (voir la citation donnée ci-dessus + celle en 7.3.3). Qu’à cela ne tienne, au cours des siècles, pour lutter contre leurs ennemis, les papes se mirent à promettre, au nom de Dieu, dont ils étaient les vicaires sur terre, des récompenses spirituelles (par exemple, la rémission des péchés et le paradis dans l’Au-Delà) à ceux qui les aideraient par les armes. Cela revenait à pratiquer l’ultime renversement[47], qui mena l’Eglise du pacifisme à tous crins des premiers chrétiens à la proclamation de la « guerre sainte »* contre ses ennemis, auxquels elle reprochait, bien sûr, leur paganisme ou leurs hérésies.
8.2 Les Croisades : la forme la plus représentative
des « guerres saintes » chrétiennes
Et quelles guerres méritèrent mieux le titre de « guerres saintes » que les Croisades ? Les chroniques de l’époque l’attestent. Ainsi, au début du XIIe siècle, le chevalier (miles !) Guillaume de Grassegals fit précéder le recueil des chroniques sur la Première Croisade qu’il adressait à son roi, Louis VII (1137-1180), par un « avertissement » dont il rédigea le titre en ces termes :
8.3 le processus menant a cet ultime basculement prit donc des siècles pour aboutir (VIIIe-XIe). On pourrait le comparer à une sorte de «distillation lente» si ce terme existait (cf 8.4x.III). J. Flori le résume bien dans son article dans Theatrum Belli (p. 5-6) ; il l’analyse aussi en détail dans le chapitre intitulé De la guerre légitime à la guerre sacrée, p. 119-131 de sa Première Croisade. En voici l’essentiel, qui reprend, mais amplifie, ce que nous avons dit en 8.1 : - Dès le VIIIe siècle, les papes déployèrent de grands efforts pour renforcer leur pouvoir théocratique et pour défendre les biens et droits de l’eglise (qu’il confondirent de plus en plus volontiers avec la Chrétienté tout entière, en Europe et ailleurs) contre l’emprise de tout pouvoir temporel (cf 8.3.1). - c’est cette politique qui enclencha le processus menant à la « guerre sainte » : puisqu’ils ne disposaient pas d’armées propres, les papes réagirent aux attaques provenant de l’intérieur de la Chrétienté - et surtout aux invasions des Sarrasins (cf 8.3.2), des Normands, des Hongrois et des Bulgares - en reintroduisant progressivement (voir 8.4), à partir de la notion de « guerre juste », celle de « guerre sainte ». Appel fut donc fait aux guerriers de bonne volonté pour combattre des agresseurs ou des envahisseurs : c’était la « guerre juste ». Or, comme ces agresseurs étaient souvent - et par-dessus le marché - païens, ou considérés comme tels (c’était le cas des Sarrasins et des musulmans en général), une guerre contre ces infidèles devenait nécessairement «sainte» ! Par ricochet, elle «sanctifiait» obligatoirement les combattants chrétiens, qu’ils mourussent au combat ou qu’ils lui survécussent : voilà comment s’expliquent les récompenses spirituelles promises par les papes et déjà décrites en 8.1. (Tout ce processus est bien analysé par J. Flori, Prem. Croisade, p. 145-146).
8.3.1 excursus : La lutte pour leurs biens et leurs droits dressa les papes surtout contre les empereurs du Saint Empire Romain Germanique[48]. Les historiens définissent cet affrontement pluriséculaire par une formule célèbre: la querelle des investitures. Elle fut à son apogée, et trouva un début de solution, justement au XIe siècle, grâce à l’action du prédécesseur d’Urbain II, Grégoire VII. Régnant de 1073 à 1085, ce pape lança sa fameuse réforme, dite « grégorienne », dont les objectifs étaient de purifier l’Eglise et de l’émanciper du pouvoir temporel. C’est lui qui obligea l’empereur Henri IV à aller – au sens propre et figuré – «à Canossa», en 1077, pour être confirmé comme roi légitime en Allemagne. (Mais Henri se vengea. En 1085, Rome subit son siège !) Ces luttes sont bien résumées, dès l’époque carolingienne, par J. Flori, Prem. Crois., p. 17-26. Dans le même ouvrage, p. 138-140, notre auteur aborde encore et explique la même problématique. D’après lui, les historiens la connaissent aussi sous le nom de « Querelle du sacerdoce et de l’empire ».
8.3.2 Taxés faussement de « païens », les Sarrasins musulmans compterent - davantage encore que les Normands et les Bulgares - au premier rang des ennemis de l’Eglise chrétienne d’Occident (pour la position, surprenante, des Eglises orientales, voir ci-dessous en 8.4x.III). Nous venons de voir et nous verrons plus bas, sous 8.4.3, (sans oublier Flori)[49] comment leur invasion de l’Europe mena l’Eglise, dès le IXe siècle, à sanctifier, pour la première fois, les guerriers qui mèneraient la guerre contre eux. Trois chapitres importants (p. 179-218 de notre « manuel ») sont d’ailleurs consacrés par J. Flori à l’analyse détaillée des entreprises progressives de démonisation des musulmans par l’eglise, dans le dessein de justifier encore mieux la « guerre sainte », donc les Croisades contre eux. (Pour l’examen, il est fortement conseillé de connaître les articulations principales de ces chapitres : volonté d’ignorance réciproque entre les deux religions ; premières «démonisations» lors de la «Reconquista» en Espagne ; etc.) Dans ce document même, cette tendance à la démonisation systématique de l’Islam par les chrétiens est confirmée par un passage au moins du discours d’Urbain II à Clermont, en 1095, tel que Foucher de Chartres le rapporte : lisez ci-dessous la fin du chapitre 3 de sa Chronique !
8.4 « Guerre juste » et « guerre sainte » sont des notions trop précises, au fond, pour pouvoir définir les divers types de guerre qui émaillèrent le XIe siècle notamment. Dans son chapitre sur L’Eglise et la guerre au XI e siècle (p. 133-146 de Première Croisade …), J. Flori distingue six types de guerre différents et il fait remarquer (p. 134) que chacun d’entre eux conduisit l’Eglise à préciser son idéologie de la guerre, en cautionnant et en sanctifiant certains types de guerres et de guerriers, une attitude qui prépar(a) et annon(ça) la prédication de la croisade à la fin de ce siècle-là. Rappelons maintenant les traits caractéristiques de ces six types de guerres (l’article de J. Flori dans Theatrum Belli en fait aussi une présentation succincte, p. 4-6).
8.4.1 Les guerres entre « nations » ou conflits dynastiques. L’Eglise les désapprouve (car elles divisent les chrétiens), sauf si elle y voit un intérêt. La notion augustinienne de guerre justifiable trouve ainsi une « extension ». Par exemple, en 1066, le pape Alexandre II soutient la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en lui envoyant le Vexillum Sancti Petri (voir ci-dessus 8.4.1.1). Guillaume devenait ainsi une sorte de vassal du pape.
8.4.1.1 Ce qui suit doit être mis en relation avec les remarques déjà faites (ou à faire) dans ce document sur «signum» (cf 4.1.3), «In hoc signo vinces» (5.1.1 sq), «crucesignati» (4.1.3 + ch. 4 de la Chronique de Foucher de Chartres et section 10.2.6.1) + d’autres endroits que j’aurais oubliés. Le Vexillum sancti Petri ou « étendard de Saint Pierre » (encore appelé « étendard de la Résurrection »), déploie une croix rouge sur champ blanc, comme l’étendard de saint Georges (qui est aussi le drapeau anglais). Les historiens s’accordent pour penser qu’il évoque la fameuse croix victorieuse apparue dans le ciel à Constantin (cf 5.1.1 à 5.3). Mais je n’ai pas encore réussi à trouver avec précision l’événement (donc la date) à partir duquel les papes le prirent comme emblème, faisant ainsi des vassaux des princes et ducs qui l’adoptaient. Voici malgré tout quelques repères, en plus de celui que je viens de citer : - 1017 : le pape Benoît VIII octroie le vexillum Sancti Petri aux marins de Pise chargés de libérer la Sardaigne de ses occupants sarrasins. Le blason de Pise avec sa croix blanche décorée de 12 boules sur champ rouge trouverait là son origine. - 1053 : à Civitate (cf Flori, p. 142 + ci-dessous, 8.4.3.3), Léon IX reste à l’abri des murs de la ville, mais signale sa présence parmi ses troupes par le vexillum Sancti Petri. - 1063 : le pape Alexandre II accorde aux rois et guerriers espagnols engagés dans la Reconquista le vexillum Sancti Petri + le pardon des péchés aux guerriers morts au combat. - (Rappel) 1066 : le même pape octroie le vexillum Sancti Petri à Guillaume le Conquérant (le vexillum paraît sur certaines images de la fameuse « tapisserie de Bayonne »). - 1096 (août-septembre) : après s’être croisé, et en route pour la Terre Sainte, Hugues de Vermandois, frère cadet de Philippe Ier, roi de France, reçoit, à Rome, le vexillum Sancti Petri. - 1098 (28 juin) : devant Antioche assiégée, saint Georges, portant son étendard, apparaît aux Croisés, accompagné par d’autres saints guerriers, et les aide à battre Karbuqâ.
Notons enfin que le motif du vexillum Sancti Petri a inspiré d’innombrables blasons (p. ex., celui des ducs Savoie) et drapeaux … y compris sous son aspect inversé : croix blanche sur champ rouge. Sous cet aspect, le vexillum apparaît sur certaines gravures médiévales représentant le siège d’Antioche et doit avoir inspiré même les créateurs de certain drapeau qui nous est cher…)
8.4.2 Les guerres « privées » ou « féodales ». Dans ces guerres, où se déchaînent la violence et le goût du pillage de guerriers que ne contrôle plus guère une autorité centrale, l’Eglise est doublement victime : par la blessure faite à la morale chrétienne et par la perte de ses biens. Moyens de lutte : institutions de paix proclamées par des synodes ou des conciles d’évêques (dont celui de Clermont !) ; paix de Dieu ; Trêve (de) Dieu, dont les objectifs sont : 1. de protéger les inermes (= « ceux qui sont désarmés » : femmes, enfants, vieillards +, bien sûr, les ecclésiastiques) ; 2. de moraliser les affrontements en les codifiant + 3. en trouvant ailleurs un exutoire à leur violence : Avec l’historien suisse Paul Rousset[50], on peut déduire très logiquement que la Reconquista (cf ci-dessous) et la croisade sont filles des institutions de paix, dont elles sont à la fois conséquence logique et preuve de leur échec relatif (Flori, p. 137).
8.4.3 Les guerres de reconquête contre les « infidèles » - le rôle des moines de cluny
8.4.3.1 Rappels historiques préalables sur 1. les « infidèles » ; 2. la Reconquista ; 3. les pèlerinages au xie siècle, vers Saint-Jacques-de-Compostelle, Rome et Jérusalem
I. La mise au point en 8.3.2 a bien identifié les Sarrasins comme les « Infidèles » qui donnèrent le plus de fil à retordre à l’Occident et à son Eglise. Et il est vrai que la poussée exercée dès 711 (Gibraltar), et pendant des siècles, contre l’Europe par ces envahisseurs représenta un danger évident pour l’Eglise, aussi bien du point de vue de la diffusion de sa foi que de celui de son intégrité territoriale. J. Flori rappelle (p. 128) comment, après leur repli au Sud des Pyrénées, les Sarrasins furent encore capables, au IXe siècle, de s’emparer de la Sicile (dès 827) et même de piller Rome et l’église de Saint-Pierre (846).
II. La reconquête prit des siècles. Ce fut le cas en Sicile, comme nous le verrons ci-dessous. Ce fut surtout le cas en Espagne où pourtant la Reconquista débuta très tôt, grâce à la victoire sur les Sarrasins du Wisigoth Pelayo (Pélage) à Covadonga (718). Grâce à son exploit, les chrétiens purent libérer toute la frange Nord de l’Espagne et fonder le royaume des Asturies sur le territoire comprenant celui des actuels Pays Basque, Cantabrie, Asturies et Galice, cette ultime région qui devait bientôt abriter le sanctuaire de Saint-Jacques-de-compostelle*. La Reconquista de l’Espagne (excepté la Navarre) ne s’acheva que le 2 janvier 1492, quand les «Rois Catholiques» Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille chassèrent de Grenade le dernier souverain musulman de la péninsule, mettent fin à sept siècles de présence du pouvoir islamique en Espagne (Al-Andalous). !!! lien historique incontournable + Aide mnemotechnique : c’est le 3 août de cette même année 1492 que, sous la protection de ces mêmes « Rois Catholiques », Christophe Colomb partit de Palos. Le 12 octobre[51], il débarqua à San Salvador (Bahamas), le 28 octobre à Cuba. Sa découverte de ce qui allait être l’Amérique marque traditionnellement la fin du Moyen Âge.
III. *Saint-Jacques-de-compostelle : ce qui vient d’être dit sur les premières phases de la Reconquista doit nous éclairer sur le choix de l’emplacement de ce sanctuaire, qui fut le but d’un des trois plus grands pèlerinages du Moyen Âge, avec celui de Rome et de Jérusalem (cf Flori, p. 172 sq). Ce n’est en effet pas par hasard si, dès le IXe siècle, l’Eglise exploita à ce point la tradition concernant Jacques le Majeur, frère de Jean l’Evangéliste et apôtre du Christ. Cette tradition rapporte qu’après avoir prêché en Occident, et en Espagne en particulier, Jacques serait revenu en Palestine où, le premier parmi les apôtres, il aurait subi le martyre. Placée sur un frêle esquif guidé par un ange, sa dépouille aurait franchi le Détroit de Gibraltar et échoué sur les côtes de Galice. Découvertes par un ermite, ses reliques furent (ou auraient été) placées dans la cathédrale de Compostelle. Ce sanctuaire devint ainsi l’avant-poste occidental le plus avancé de la foi chrétienne, « menacé en permanence », comme dit J. Flori, p. 173, « par les forces adverses, Sarrasins d’Espagne et pirates des rivages ». « À l’autre extrémité du monde, à l’Orient », poursuit J. Flori sur la même page, « en plein territoire conquis par l’Islam, c’est Jérusalem ! » et le Saint-Sépulcre, aux mains des musulmans depuis le VIIe siècle. A la page 172, J. Flori n’a pas oublié de mentionner le pèlerinage de Rome, central à tout point de vue[52], car effectué ad limina : « au seuil de saint Pierre », fondateur de l’église de Rome, son premier évêque et premier pape. Ensuite, jusqu’à la page 177, J. Flori expose les caractéristiques principales de ces grands pèlerinages dont la fréquentation devint encore plus fervente au XIe siècle. Nous en releverons le détail dans la section suivante consacrée aux milites au sens de chevaliers (cf en particulier 9.2.3).
8.4.3.2 il est temps (!) de revenir au sujet de ce chapitre 8.4.3, c’est-à-dire aux guerres de reconquête contre les « Infidèles », et de relever les concepts que l’Eglise en tira, les symboles (comme le Vexillum Sancti Petri) qu’elle créa ainsi que les stratégies nouvelles qu’elle appliqua pour faire évoluer progressivement[53] son idéologie de la guerre à partir de la notion augustinienne de « guerre juste ».
- Le soutien de l’Eglise à ce type de guerres de reconquête allait évidemment de soi, et à la page 137, J. Flori précise qu’il exista avant même l’an Mil. Et déjà à la page 128, il cite le caractère nouveau de la plus haute importance qu’eut, en 847 déjà, l’appel que le pape Léon IV adressa aux guerriers francs pour qu’ils viennent délivrer le Saint-Siège agressé, comme nous l’avons vu plus haut, par des bandes de pillards Sarrasins : pour la première fois en effet le pape (promit) le paradis aux guerriers qui viendraient mourir au combat pour « la vérité de la foi, le salut de la Patrie et la défense des chrétiens [54]». - Au XIe siècle, les moines de Cluny[55] - entre autres tentatives pour canaliser (cf 9.) la violence des milites/chevaliers et la diriger vers des objectifs définis comme louables (ennemis du pape, à Rome ; princes récalcitrants ; musulmans «infidèles») - furent encouragés par l’Eglise à soutenir* les rois d’Aragon et de Castille dans leur Reconquista de l’Espagne. !!! à retenir : Cela préfigurait le soutien* indéfectible que ces mêmes moines apportèrent à Urbain II – un des leurs, puisqu’il fut lui-même moine à Cluny de 1073 à 1077 - dans son périple «français», après le concile de Clermont, périple pendant lequel il prêcha la Première Croisade. Tout cela + le périple du pape sont bien expliqués par J. Flori, dans les pages 24-27 de sa Première Croisade. - En ce même XIe siècle - comme à Guillaume le Conquérant (cf 8.4.1) -, les papes accordèrent le vexillum Sancti Petri à Roger, le prince normand qui, dès 1060, avait entrepris la reconquête (donc la rechristianisation) de la Sicile, occupée par les Sarrasins depuis environ deux cent cinquante ans. Roger n’acheva sa reconquête qu’en 1090. Il devint donc Roger Ier, comte de Sicile, quelques années seulement avant le début de la première Croisade ! (N.B. : phénomène remarquable, qui se reproduira heureusement chez beaucoup d’Occidentaux tout au long des Croisades : Roger, le Normand qu’on peut supposer mal dégrossi et largement inculte, fut fasciné par la civilisation musulmane de Sicile. Au lieu de l’éradiquer de fond en comble, comme aurait dû le faire un chrétien - et à plus forte raison un homme lige du Saint-Siège - il la respecta, en gardant notamment les structures administratives perfomantes mises en place par les Sarrasins.) En définitive : toutes ces mesures pratiques ou symboliques révèlent la conception politique (cf Flori, p. 138) propre à la papauté lors de ces guerres de reconquête. Dans les territoires regagnés à la foi chrétienne, son objectif est double : - imposer, certes, la liturgie romaine en des territoires où elle avait disparu ou n’avait jamais existé ; - mais aussi «agrandir le domaine de Saint Pierre» (peut-être au nom de la prétendue «Donation de Constantin»; cf Flori, p. 123) 1. en utilisant l’influence des moines ; 2. en rappelant aux rois et ducs impliqués dans les combats leur condition de « vassaux du pape » (effet de l’octroi du vexillum sancti Petri).
Corollaire a ne jamais oublier, surtout a un examen : Cette conception politique de la guerre - de plus en plus éloignée, d’ailleurs, de la « guerre juste » de saint Augustin - amène tout naturellement l’Eglise, nous l’avons vu, à valoriser et à « sanctifier » ceux qui y prennent part en levant leurs pénitences ou en leur accordant la rémission de leurs péchés. Ce nouveau pas dans la sanctification de certaines guerres de reconquête soutenues par l’Eglise fut franchi, par exemple en 1063 par le pape Alexandre II en faveur de guerriers disposés à aller se battre en Espagne contre les infidèles. J. Flori rapporte (p. 138, note 9 avec faute de frappe) la formule latine qu’il n’est même pas besoin de traduire : Nos vero … et penitentiam eis levamus et remissionem peccatorum facimus.
En attendant la description des types de guerres
suivants : 8.4.3.3 aide mnémotechnique fournie par vexillum Sancti Petri, Milites Sancti Petri, Milites Christi
Avant d’aller plus loin, je vous propose une réflexion sur ces termes qui reviennent constamment dans cette partie de ce document. En éclairant le sens de ces concepts, les précisions ci-dessous faciliteront peut-être votre apprentissage. Si l’on embrasse par la pensée l’ensemble de la période historique concernée, on observe finalement que, dans les expressions citées ci-dessus, la présence des génitifs Petri ou Christi crée une hiérarchie entre les bénéficiaires de ces titres, une hiérarchie basée sur le degré plus ou moins grand de sanctification qu’impliquaient ces expressions. On observe aussi que l’apparition de ces expressions s’est faite selon une chronologie précise. Prenons l’exemple de Petri et songeons au rang que Pierre occupa auprès du Christ : Il (ne) fut (que) son premier apôtre. C’est sans doute pour cette raison que son nom fut réservé à des titres moins eclatants ou moins élevés que celui qu’on embellit du nom même du Christ. Ajoutons que, du point de vue chronologique, ce furent les expressions contenant Petri que les papes mirent d’abord au service de leur stratégie. Quant à Milites Christi, toute notre étude démontre que c’est très tard, pratiquement au temps de la première Croisade, qu’il devint, de titre glorieux reservé aux martyrs et aux moines, celui accordé aux milites combattant les « infidèles » en Terre Sainte. Pour votre apprentissage, je vous suggère donc de « sentir » et d’utiliser Petri et Christi comme des points d’ancrage, comme des references, d’une part chronologiques et, d’autre part, chargées, chacune, de sa signification propre. Ainsi :
a) l’emploi de (Sancti) Petri : - devint, au fil des siècles, une arme idéologique importante entre les mains des papes: (Sancti) Petri signalait sans détours à tout détenteur d’un pouvoir laïc en Occident – qu’il fût empereur ou petit vavasseur - qu’il avait à faire à des personnes ou à des symboles incarnant le pouvoir temporel, mais surtout spirituel, de l’Eglise de Rome, la Ville Eternelle qui abritait le tombeau de Pierre et la résidence de son successeur, le pape, vicaire du Christ. Et c’est sans doute en se fondant sur cette valence spirituelle que les papes s’autorisèrent à placer leurs Milites Sancti Petri bien haut dans l’échelle de sanctification. Parfois, ils allèrent jusqu'à en faire des martyrs s’ils mouraient au combat pour la cause du pape. Ce fut le cas, en 1053, à Civitate. (cf 8.4.1.1 + Flori, p. 142-143, où est décrite la vision de Léon IX.) Mais, même si elle annonçait et préfigurait en quelque sorte l’avènement des Milites Christi « nouvelle manière », quarante ans plus tard, lors de la Première Croisade, cette mesure de sanctification demeurait de moindre valeur, notamment parce que les papes, comme léon IX, limiterent ses effets dans le temps et dans l’espace. - à la lumière de ce qui vient d’être dit, l’emploi de Sancti Petri suggère donc l’hypothèse que, dans leur avancée - consciente ou non, mais toujours pleine de précautions - vers la notion de « guerre sainte », les papes n’utilisèrent d’abord que des expressions contenant (Sancti) Petri. Vraisemblablement, ils le firent non seulement pour affirmer la puissance de l’Eglise de Rome, comme nous l’avons dit, mais aussi pour ne pas trop choquer les fidèles. Il est vraisemblable qu’ils le firent surtout pour ne pas choquer un clergé et des moines qui se considéraient, eux, encore au XIe siècle, comme les véritables Milites Christi ou Dei (cf plus bas + Flori, p. 165 sq.). Il fallait prendre des précautions et les habituer petit à petit à franchir le pas de la « guerre sainte » pratiquée par de « saints guerriers ».
b) l’emploi de Christi - signale, lui, le plus haut degré de sanctification possible, grâce à la mention divine du sauveur et non d’un de ses apôtres (même si pierre en fut le premier !) ; - connotant Milites dès les premiers temps de l’Eglise, cet emploi fit, nous le savons, de Miles/Milites Christi le titre glorieux et saint dont se parèrent bien des martyrs, des saints, et enfin les moines.
- (Anticipation) Or, en ce XIe siècle, où l’Eglise se réforme et veut se libérer de la tutelle des pouvoirs temporels[56], s’opère le paradoxe final, l’ultime renversement de la doctrine chrétienne en matière de violence et de guerre.Mettant de côté le pacifisme de l’Eglise primitive et réagissant en moine clunisien de son époque aux réalités de son époque, Urbain II - comme l’atteste Foucher de Chartres (cf ci-dessous, ch. 3) - décerne officiellement le titre glorieux et sanctifié de Milites Christi … 1.- … à des guerriers (donc, fini les Milites Christi pacifiques, comme Maximilien, saint Martin ou les moines) 2.- … appelés (à accomplir un pèlerinage a jerusalem*) (* dont la valeur sanctifiante est bien connue) 3.- … pour tuer* des « infidèles » ou pour en être tués, (* « extension » de la notion de « guerre juste ») 4.- … cette action méritoire pratiquée contre des ennemis musulmans considérés comme diaboliques[57] leur vaudra, qu’ils en reviennent ou non, la rémission de leurs péchés 5.- … et, en cas de mort, la couronne du martyre au Paradis.
***(Ces cinq points + leurs mots-clés constituent un « pense-bête » à connaître absolument !)
Retour à la description des trois derniers types de guerres : (8.4.4 Les guerres de défense ou de protection des églises + 8.4.5 Les « guerres de Saint Pierre » + 8.4.6 Les guerres à l’hérésie ou au schisme)
8.4x mais d’abord : 3 remarques générales sur ces guerres en guise d’aide mnémotechnique
I.- Les trois derniers types de guerres cités par Flori présentent des caractères communs qu’il vaut la peine de relever pour mieux les retenir : a) Comme les conflits dynastiques et les guerres « féodales », mais contrairement aux guerres contre les Infidèles[58], ces guerres opposent des chrétiens entre eux et à l’intérieur même de la chrétienté occidentale. Mais, cette fois, un des adversaires est personnifié par l’Eglise elle-même, surtout celle de Rome qui, à cette époque, prend son ascendant sur les églises locales (cf Flori, p. 140, 1er &) et s’efforce d’amplifier son pouvoir politique (ou temporel) et religieux. b) Sur le plan politique, donc temporel, toujours à la recherche de sa « libération », l’Eglise vit encore les séquelles de la « querelle des investitures » ou « querelle du sacerdoce et de l’empire », ce grave conflit que nous avons évoqué en 8.3.1 et que Flori explique (p. 17 et suiv. + p. 139). En effet, l’Eglise n’a pas encore fini de lutter contre l’empereur et les princes qui contestent son indépendance ainsi que le pouvoir temporel qu’elle exerce sur les propriétés et territoires acquis au patrimoine de saint Pierre[59]. Et c’est au nom de cette indépendance qu’elle se met à chercher de plus en plus d’autres alliés plus fiables. c) Sur le plan spirituel, de même qu’elle s’est attaquée à l’Islam, l’Eglise renouvelle sa lutte séculaire contre les «hérétiques» et les «schismatiques» qui menacent l’orthodoxie de la foi qu’elle proclame et l’unicité de son pouvoir spirituel, telles que définies notamment dans le fameux «Symbole de Nicée» ou «Credo» du temps de Constantin[60]. Au cours de ce combat spirituel, comme nous l’avons déjà signalé en 8.4.3.2, l’Eglise crée ou revitalise des concepts utiles à sa stratégie. Outre le fameux concept de Miles Christi, Deux autres concepts importants viennent d’être illustrés par leur emploi au point 4 de l’encadré en 8.4.3.3 ci-dessus. Il s’agit de - la valorisation par des récompenses spirituelles, parfois même la sanctification, des guerriers courant au secours de l’Eglise, et surtout l’Eglise de Rome, - la démonisation concomitante de l’adversaire . aide mnémotechnique : à la page 143, J. Flori signale que la sanctification de certaines guerres (donc des guerriers) dépend davantage de la volonté du pape qui les prêche que de la «qualité démoniaque» de l’adversaire. Pourtant, vous retiendrez mieux ces concepts en reliant sans autre dans votre tête «valorisation des guerriers par des récompenses spirituelles» et «démonisation de l’adversaire», car, au fond, l’évocation d’un concept appelle nécessairement celle de l’autre.
II.- conclusion sur ces remarques + elargissement - Comme le dit Flori dans un autre ouvrage que nous connaissons[61], C’est ce mélange détonant du politique et du religieux qui produisit – lorsque les circonstances historiques furent réunies – le concept de « guerre sainte ». Ce concept est comparable - à bien des égards, mais pas entièrement - aux « Guerres de l’Eternel » des Hébreux[62] et même au « Jihad » des musulmans.
III.- !!! important !!! : comme nous l’avons déjà noté en Ia), cette lente « distillation » et élaboration du concept de « guerre sainte » est particulière au christianisme occidental (cf 8.3.2). Comme Flori le signale à la page 251 de l’ouvrage cité en note*, l’idée de guerre sainte ne put pas, en effet, s’implanter dans l’empire d’Orient. (*cf aussi p. 3 de l’art. sur «les Croisades» tiré d’hermous.club.fr) ce phénomène etonnant est dû a la vigilance doctrinale des autorités ecclésiastiques orientales. fidèles à leur orthodoxie, celles-ci prônèrent jusqu’au bout le pacifisme chrétien originel. Dans ce but, elles osèrent s’opposer aux velléités de certains empereurs byzantins, plutôt enclins, eux, comme les papes en Occident, à sacraliser leur combat contre les musulmans, en recourant, par exemple, à la symbolique des bannières et à la protection de saints militaires, comme saint Georges.
(8.4 suite de la description des guerres qui contribuèrent à la mise en place du concept de « guerre sainte », selon Flori):
8.4.4 Les guerres de défense ou de protection des églises (Flori, p. 138- 141)
- Depuis la «fausse donation de Constantin» (cf Flori, p. 123), l’Eglise a trouvé les protecteurs armés de ses biens en la personne des empereurs. Pour signaler ce devoir d’assistance armée, elle les a honorés des titres de Defensor Ecclesiae, puis de Miles Sancti Petri (cf 8.4.3.3). - Or, si cette protection avait des avantages, elle comportait d’énormes inconvénients pour l’Eglise, dans une Europe où se répandait progressivement ce qui deviendrait le système socio-économique « féodal ». Il y avait mainmise des laïcs, notamment sur la désignation des préposés aux paroisses (par les seigneurs), des évêques (par les rois), et même du pape (par l’empereur). La tare de la simonie ou trafic des charges ecclésiastiques se répandait. - Comme nous l’avons déjà vu en 8.3 et 8.3.1[63], au XIe siècle, une forte reprise en main s’opéra grâce à des papes comme Léon IX, Grégoire VII et même Urbain II. Elle provoqua la réaction des empereurs. De là la fameuse querelle « du sacerdoce et de l’empire » ou « des investitures ». Cette querelle priva les Eglises, et surtout celle de Rome, de la protection impériale. - Les papes réformateurs durent alors se chercher d’autres défenseurs. Un usage, en vigueur particulièrement en France dès le IXe siècle, se répandit. Il consistait, pour les églises, les évêchés ou les monastères, à se mettre sous la protection d’aristocrates locaux (qui devenaient leurs advocati = défenseurs) ou à recruter contre argent des soldats, qu’on faisait combattre sous la bannière du saint patron de la paroisse. A ces soldats qui étaient des milites au premier sens du mot, on conférait volontiers le titre de Milites ecclesiae. - Un premier pas vers la promotion idéologique des guerriers et la sacralisation de la profession militaire venait d’être franchi. (voir plus bas, le chapitre sur les Milites Christi) - la liturgie – par son pouvoir de médiatisation[64] - contribua fortement à cette sacralisation : les prières et formules de bénédiction jadis réservées aux rois qui promettaient de protéger les églises et les faibles furent insérées dans des rituels servant à marquer l’entrée en fonction d’un simple miles devenant defensor ou miles ecclesiae !
8.4.5 Les « guerres de Saint Pierre » (Flori, p. 141-143) (N.B. : cette section présente les luttes de la seule Eglise de Rome contre ses ennemis «extérieurs».) Privés, surtout dans la deuxième moitié du XIe siècle, de la protection armée de l’empereur, leur defensor historique, pour les raisons que l’on sait, les papes s’efforcèrent d’obtenir d’autres appuis : a) En ces temps de féodalité naissante, ils attirèrent à eux de nombreux princes qui devinrent en quelque sorte leurs vassaux, avec le titre de Fideles ou Milites Sancti Petri (cf 8.4.3.3). De la sorte les papes obtenaient de ces princes (dont Flori donne une liste intéressante) l’assistance armée à titre de servitium. En contrepartie, ces princes se targuaient de ces titres pour dorer encore mieux leur blason, surtout si sa légitimité était douteuse ou contestée. b) Mais - nous l’avons déjà vu plus haut (cf 8.4.1.1 + 8.4.3.3) avec l’exemple de la bataille de Civitate (1053) - comme Léon IX, les papes ne se gênèrent pas pour recruter des mercenaires pour défendre le Siège de Saint Pierre contre les ennemis dont Flori donne la liste. Franchissant un pas supplémentaire par rapport à ce que nous avons vu en 8.4.4, ces mercenaires ne reçurent pas le titre, déjà important, de defensor ou miles ecclesiae, mais celui, plus sanctifiant, de Milites Sancti Petri (cf 8.4.3.3). Rappelons encore que Léon IX rêva qu’étaient transformés en martyrs ses mercenaires morts dans le «bon combat» mené à son instigation pour la défense du patrimoine de Saint Pierre (= élargissement du concept de «guerre juste»). De plus, il renforça leur sanctification en démonisant leurs adversaires, qui étaient pourtant des Normand chrétiens ! (Tout cela confirme la teneur de ma remarque générale en 8.4x, Remarque I, chiffre c) ) L’ultime pas fut franchi en 1090 – cinq ans avant la proclamation de la première croisade – par Bruno de Segni, dont Flori nous dit (p. 143) qu’il n’hésita pas à utiliser pour ces Milites Sancti Petri l’expression même qui désignera les croisés : Milites Christi.
8.4.6. Les guerres à l’hérésie ou au schisme (Flori, p. 144-145) (N.B. : cette section présente les luttes de l’Eglise de Rome contre ses ennemis « de l’intérieur ».) Flori relève que la nature désormais politico-religieuse de la papauté autorisa cette dernière à mener contre ses ennemis de l’intérieur des guerres tout aussi légitimes que celles qu’elle menait contre les ennemis s’attaquant au patrimoine de Saint Pierre. - Du point de vue juridique, les canonistes s’appuyèrent sur l’ancien rituel de couronnement des rois qui les obligeait à persécuter les hérétiques pour protéger l’Eglise, gardienne du « Symbole de Nicée ». A l’époque même de la première croisade, ils rédigèrent des recueils de droit canon justifiant légalement les poursuites, même armées, de l’Eglise contre eux. C’était comme si les papes prenaient le relais des rois et amorçaient, par leur pouvoir sanctifiant, la sanctification de toute « croisade » contre les hérétiques et les schismatiques. Flori rappelle que, comme celle contre les Cathares ou Albigeois, ce type de « croisade » au sens large[65] se répéta tout au long des XIIe et XIIIe siècles. Mais ce qu’il importe de retenir dans cette section c’est qu’à la faveur de ces combats contre les hérétiques, les papes s’autorisèrent toujours plus à sanctifier leur propre cause et leurs propres partisans. Exploitant l’exemple d’Erlembald (1075), assimilé à un martyr de la foi, puis béatifié par Grégoire VII, Flori précise que, là encore, bien avant la croisade, et à propos de guerriers combattant contre des chrétiens, mais pour la cause du pontife romain (et non contre des païens pour la défense de la chrétienté), l’expression Milites Christi se trouve de nouveau employée, jointe à la promesse de béatitude pour ceux qui viennent à périr dans une guerre décidément sanctifiée par la parole pontificale.
8.4.7 La conclusion de Flori (p. 145-146) résume les distinctions que nous avons opérées depuis la section 8.4. Je vous laisse le soin de retenir ses articulations. Mais pour clore cette quête qui nous a menés à connaître la genèse de la notion de « guerre sainte » chez les chrétiens, j’en recopie ci-après la fin : « Les guerriers qui participent (aux guerres soutenues par les papes) en tant que milites sancti Petri sont même parfois qualifiés de « soldats du Christ » (milites Christi), bien avant la prédication de croisade d’Urbain II. Les guerres entreprises par la chrétienté, et plus précisément pour le Saint-Siège, atteignent donc dès ce moment un degré de sanctification très élevé : sur ce plan, la croisade n’innovera pas**. Elle ne fera que reprendre à propos des guerriers envoyés en Orient contre les Infidèles les privilèges et les termes, ainsi que les promesses qui s’attachaient déjà, en Occident, aux combattants pour les causes, confondues, de la Chrétienté et de l’Eglise, des églises et du Saint-Siège. » ** Ultime précision : si la croisade «n’innovera pas» sur le plan de la sanctification d’une guerre «papale», elle cristallisera pourtant et elargira à tout l’occident chrétien ce qui, auparavant, était ponctuel, limité à un moment historique ou à un lieu, et souvent connoté seulement du génitif Sancti Petri, comme à Civitate (cf 8.4.3.3). Et c’est pratiquement dès la première croisade que seront fixés le concept même de croisade ainsi que le statut et la fonction de croisé qu’il implique. Par la suite, et jusqu’à la huitième croisade, ce concept, ce statut et cette fonction ne connaîtront que des aménagements somme toute mineurs (sauf en ce qui concerne les privilèges matériels du croisé[66]). Inversement, c’est bien la dégradation du concept de Croisade et/ou du statut et de la fonction de Croisé qui provoqueront la décadence puis la disparition des Croisades telles que nous les avons définies ici. Certes le terme même de « croisade » servit et sert encore à définir toutes sortes d’entreprises organisées au nom d’une idéologie, depuis la fameuse « Croisade contre les Albigeois » (1208-1249), jusqu’aux « croisades » modernes contre la fumée ou la faim. Mais, historiquement, elles n’auront plus rien à voir avec « le pèlerinage armé entrepris par des guerriers sanctifiés pour la délivrance des Lieux Saints à Jérusalem ». |
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9. Miles / Milites Christi : les ultimes transformations (IVe – XI e siècles)
9.1 Lien : Dans la section précédente, nous avons assez parlé de la stratégie toujours plus précise de l’Eglise et des papes, visant - dès le IXe siècle, mais surtout au XIe - à sacraliser les guerres menées pour défendre leurs intérêts spirituels et temporels. Nous avons vu comment cette stratégie joua énormément sur la promotion idéologique des guerriers et la sacralisation de la profession militaire, du moins pour les guerriers disposés à défendre la cause de l’Eglise et de la papauté en particulier. Or, il est temps de s’apercevoir que, si cette stratégie de promotion et sacralisation de la profession militaire connut un tel succès, c’est qu’elle put s’appuyer concrètement sur un fort changement des mentalités qui se produisit dans un occident longtemps soumis à Rome, mais bouleversé dès le IVe siècle par les invasions barbares, puis soumis aux tourments et aléas d’un long remembrement en royaumes, principautés et duchés issus de ces invasions mêmes. Résultant d’un faisceau de causes différentes, et parfois même antithétiques, ce changement des mentalités provoqua - d’abord dans la societé laïque - la valorisation progressive du métier des armes. Et c’est en «apprivoisant» (ou en sanctifiant) progressivement et paradoxalement cette tendance que l’Eglise franchit l’ultime barrière. En son intérieur même, les tenants du pacifisme originel, représentés surtout par les moines (cf 5.5.3), finirent par accepter, au nom d’intérêts spirituels et temporels supérieurs, que de simples milites entachés de sang et de sexe, se voient honorés progressivement – mais seulement en cas de «guerre sainte» - du titre de Milites Christi.
Ce processus se déroula sur des siècles, pendant lesquels les nouveaux papes et leurs clercs s’appuyèrent sur les expériences de leurs prédécesseurs, pour donner un nouveau sens aux anciens concepts (p. ex., Milites Christi) ou pour en générer de nouveaux (Milites Sancti Petri ; guerre sainte). Leur but, conscient ou inconscient, était (redisons-le encore) de ménager au mieux le virage paradoxal pris par la doctrine chrétienne occidentale, du pacifisme originel à une attitude guerrière adaptée à la situation politico-religieuse du XIe siècle. 9.2 Ce processus, J. Flori le décortique minutieusement dans les chapitres Le siècle des « Milites » + Les deux milices (p. 147 à 177 de notre «manuel»). C’est de ces 30 pages (!) que j’ai retiré la description des étapes principales du processus qui aboutit à la transformation ultime du titre de Miles Christi, dévolu pour finir aux Croisés. (Au cas où j’aurais raté ou mal expliqué l’une ou l’autre de ces étapes, avertissez-moi, SVP)
9.2.1 Rappelons la situation de départ déjà décrite en 5.5.3. Puis viendra l’étude de son évolution.
La Militia des moines, Milites Christi pacifiques Nous savons donc que, déjà du temps de Constantin, les moines et les clercs avaient conçu une sainte horreur de la figure du soldat, du guerrier, bref, du miles à proprement parler. La raison principale en était, bien sûr, la violence de son comportement, qui induisait le fameux « tabou du sang et du sexe ». Pleins d’aversion pour les funestes souillures d’ici-bas, les moines s’efforçaient d’incarner le modèle originel du Miles Christi pacifique. Leur militia Dei («service militaire pour Dieu»), ils l’exerçaient en luttant, depuis la forteresse de leur monastère, contre le démon, «l’Adversaire», qui régnait sur le «monde». (lire la belle description de J. Flori, pp. 165-167). (suite après 9.2.1.1)
9.2.1.1 Aide mnémotechnique : le
message délivré par l’ensemble des chapiteaux romans (XIIe s.) de l’église médiévale de Grandson (vd-ch) offre un
excellent exemple de la façon dont les moines concevaient leur rôle de «soldats
du Christ» (ou «de Dieu»), capables de s’opposer
aux forces du Mal. Aux chapiteaux qui montrent les hommes souffrant dans
le péché (comme «le tireur d’épine»), ou dévorés par des monstres infernaux,
répondent les chapiteaux qui montrent saint Michel en armes, tuant le dragon[67] sous la protection bénissante de la Vierge avec son Enfant. À ses côtés: un
archange, un diacre et saint Hugo de Cluny, dont la présence signale les liens
qui existent toujours entre le prieuré bénédictin de Grandson et son
abbaye-mère de la Chaise-Dieu, proche de Cluny. (9.2.1, suite) Mais, nous le savons, les moines ne bornèrent pas leurs efforts au seul domaine spirituel. Nous avons déjà vu ci-dessus (cf 6.2 + note 38) saint Martin et ses confrères se consacrer à la copie d’anciens manuscrits latins. En outre, la lecture du document sur «Le monachisme en Occident» - sans oublier celle du chapitre de M. Bernard Andenmatten, cité en note ci-dessous – nous a appris à quel point l’activité laborieuse des moines, surtout bénédictins[68], contribua puissamment à l’essor d’une nouvelle civilisation en Europe. Ce sont en effet les moines - bénédictins, mais aussi chartreux et cisterciens - qui, le plus souvent, surent amalgamer, siècle après siècle, les antiques apports de Rome avec les nouvelles influences importées par les envahisseurs « barbares ». 9.2.1.2 rappels utiles pour notre etude de la Première Croisade : il ne faut pas oublier que c’est dans les couvents – et notamment à Cluny – que prirent forme : - le mouvement idéologique d’opposition à l’islam et de sa démonisation, un mouvement qui soutint les rois d’Aragon et de Castille dans leur Reconquista de l’Espagne et qui tenta de canaliser là-bas la violence excessive des guerriers (cf ci-dessus, 8.4.3.2, sans oublier 8.4.3.1 !)) ; - le mouvement de « libération » du contrôle des évêques et des puissances temporelle locales, un mouvement que l’Eglise exploita au mieux lors de la « querelle du sacerdoce et de l’empire » (cf ci-dessus, 8.3.1 et ailleurs + Flori, p. 165-166). Faut-il, dès lors, s’étonner que la Première Croisade fut proclamée par un pape, Urbain II, dont nous connaissons les liens intimes avec l’idéologie clunisienne ? (cf «A retenir», en 8.4.3.2 + Flori, p. 24-27).
9.2.2 l’évolution de la perception des guerriers, les vrais Milites, dans la société laïque
L’évolution de l’histoire de l’Occident, remplie d’invasions «barbares», de guerres incessantes contre, et entre, les nouveaux venus, induisit une militarisation croissante de la société (cf Flori, p. 159). C’est ce phénomène qui finit inévitablement par redorer le blason des milites à proprement parler, le blason des guerriers du champ de bataille. Corollairement, cela rendit pratiquement inopérants les anathèmes des moines, Milites Christi pacifiques, contre leur violence et cruauté ! L’image du guerrier s’améliora à tel point que les termes miles et militia (qui impliquait une notion de servitium = service) finirent par désigner toutes sortes de fonctions, civiles, administratives et militaires (qui s’ajoutèrent à la militia déjà assez évoquée des clercs et des moines). Au XIe siècle, cette tendance prit une telle ampleur qu’à la page 147 de notre « manuel » J. Flori a pu intituler « Le siècle des milites » un chapitre entier consacré à ce siècle. Preuve supplémentaire de cet engouement : à la page 150, J. Flori signale encore que le terme miles jouit d’une telle faveur que « dans le cœur historique de la Francia » il remplaça, dans les manuscrits, celui de vassallus (vassal).
9.2.2.2 Première étape ( !! Voir aussi mon analyse à la p. 1 de l’article « De Charlemagne à la Féodalité » !!) Dans les pages 116 + 147-148 de notre « manuel », J. Flori montre que le phénomène du retour en faveur des milites à proprement parler se produisit, au fond, par l’interaction et le mélange entre des valeurs appartenant à l’héritage romain et de nouvelles valeurs, propres notamment à la mentalité des Germains envahisseurs. Ceux-ci, par exemple (J. Flori p. 116), considéraient encore et toujours les vertus guerrières comme des valeurs fondamentales. Malgré leur ancienneté, puisqu’ils datent du Ier-IIe siècle de notre ère, les extraits de la Germanie de Tacite cités dans les Annexes (cf 11.2) documentent, à mon avis, cette conviction. Suite à ce mélange, à ce « métissage », en quelque sorte, au début du XIe siècle : - les rois étaient perçus comme exerçant l’autorité publique au nom de Dieu : c’était une notion héritée de Rome. Mais cette notion se mêlait à celle, plus germanique, de lignage[69], de privilège d’un sang qui, par alliances successives, (devait irriguer) l’ensemble de l’aristocratie dont le roi n’(était) qu’un « primus inter pares »[70]. (J. Flori, p. 148). (cf aussi, en l’Annexe 11.3, le vers 2379 de La Chanson de Roland) - les nobles – qu’ils fussent d’ascendance gallo-romaine ou germanique (cf J. Flori, p. 116) - trouvaient là leur légitimité à exercer leur militia. Cette fonction publique, comparable à celle qu’exerçaient - mais pour un an seulement - certains magistrats romains, donnait autorité, à qui de droit, en matière militaire et judiciaire. Encore au début du XI e siècle, ce pouvoir de vie et de mort sur ses subalternes, que les Romains appelaient imperium[71], était symbolisé par l’octroi du cingulum militiae, le ceinturon (ou baudrier) soutenant l’épée, symbole des deux pouvoirs laïcs, celui de faire régner l’ordre et de juger ceux qui le troublent (Flori, p. 148). Cette cérémonie, qui trouve ses origines dans le passé germanique (cf, en 11.2, Tacite, Germ., XIII), permettait à un jeune aristocrate d’être miles factus : non pas d’être « adoubé chevalier », car (cf 9.2.2.4) la chevalerie ne naîtrait qu’à la fin du XI e siècle, mais d’être admis dans la caste dirigeante qui s’(était) appropriée l’autorité publique (…), dans la catégorie socio-juridique des gouvernants, ceux qui (portaient) l’épée de la justice et de la force armée[72], les détenteurs d’un pouvoir jadis public, en voie de privatisation. - corollaire en acte depuis longtemps déjà (encore J. Flori, p. 116) : le mélange de l’ancienne aristocratie gallo-romaine et de la noblesse germanique induisit une valorisation de la guerre même chez les prélats, c’est à dire les évêques et les hauts dignitaires de l’Eglise. J. Flori dépeint (p. 165) leur vie tout à fait « mondaine », fort attirée par l’or, l’épée et le sexe, qui provoquait l’indignation et le rejet des moines, au nom, cette fois, de la Militia Christi ! (Voilà d’ailleurs, poursuit J. Flori, le motif principal qui déclencha le mouvement d’émancipation des monastères contre la tutelle de leurs évêques).
La mise en place progressive du système qu’on appellera féodal[73] provoque la fragmentation de l’espace politique. C’est le temps des seigneuries et même des châtellenies, qui deviennent les centres d’une autorité et d’un pouvoir militaires et judiciaires qui se privatisent et personnalisent[74] (cf Flori, p. 151-153). Dans ce nouvel espace privatisé, le fossé s’élargit entre ceux qui sont soumis au «ban» (c’est-à-dire au pouvoir châtelain) et ceux qui l’exercent ou s’y associent (les châtelains et leurs «milites»)[75]. Notons que la fin de cette citation nous permet de percevoir une évolution dans l’emploi laïc du terme miles. Flori signale bien à la page 150 de sa Première Croisade que, si un prince ou un seigneur ne rougissait pas, au XIe siècle encore, de se nommer miles dans les documents officiels[76], c’est qu’en réalité sa position de supériorité par rapport aux milites/simples guerriers qui l’entouraient ne souffrait aucune remise en cause ! Dans le groupe des tenants du pouvoir, une hiérarchie existait donc bel et bien entre milites. Mais cette hiérarchie n’excluait pas un compagnonnage sur le terrain, lors des exercices ou des expéditions militaires. Ajoutons que, vers le second tiers du XIe siècle, l’évolution des mentalités, qui promouvait le métier des armes au sein de l’aristocratie laïque, permit à certains milites de condition modeste d’espérer entamer une ascension sociale. Mais les temps n’étaient pas encore mûrs (cf Flori, p. 153-157).
- !!! Cette étape est marquée par la naissance de la chevalerie, que Flori situe quelque quarante à cinquante ans avant la Première Croisade !!! - Ce qui suit résume des passages à travailler aussi chez Flori (p. 155 – !158+9 ! – 161).
Au cours du XIe siècle, d’autres facteurs contribuèrent à la promotion sociale progressive des milites dans la société laïque : a) L’exercice des tactiques guerrières, notamment au cours des tournois, mais aussi le goût partagé de la chasse et de la guerre soudaient entre eux les milites, qu’il s’agît des seigneurs ou de leurs guerriers. C’est aussi dans ces circonstances qu’en bons héritiers des anciennes traditions germaniques, les milites de rang inférieur pouvaient montrer leur vaillance, ou mieux, leur prouesse qui est la vertu chevaleresque par excellence. b) L’apparition, peu après le milieu du XIe siècle, d’une nouvelle tactique de combat permit aux cavaliers de cultiver et montrer davantage encore cette vaillance, prouesse et vertu chevaleresque dont nous venons de parler. Basée sur l’emploi de chevaux de bataille lourds (destriers), de lances d’estoc, hauberts, etc., cette tactique, bien décrite par J. Flori (p. 156 et suiv.), privilégiait, contre l’adversaire, la charge massive de cavaliers d’elite, dotés d’un armement coûteux et ayant subi un entraînement long et spécifique.
Faisant oublier tant soit peu, par leurs vaillance et leurs prouesses, leur réputation sulfureuse de guerriers assoiffées de sang et de sexe, ces cavaliers d’élite devinrent le modèle des véritables guerriers. Bénéficiant d’un glissement sémantique bien analysé par J. Flori (p. 158), ces cavaliers d’élite qu’on appela désormais des chevaliers, s’arrogèrent le titre de Milites et même de Milites electi, qu’on traduisit en langue romane par « chevaliers eslis* ». *(au sens d’ «élus», «choisis») Les guerriers moins bien équipés qui combattaient à leur suite durent se contenter désormais, dans les textes, du titre de pedites (littéralement : « fantassins »).
La chevalerie était née. C’est grâce à elle que la promotion sociale des Milites laïcs fut assurée définitivement. Regroupant majoritairement des aristocrates qui la dirigeaient et guerroyaient à cheval au milieu de leurs vassaux (qu’on n’appelait plus guère milites[77]), cette chevalerie permit à ses membres de vivre un véritable compagnonnage guerrier. Ce compagnonnage, s’il n’abolit en rien les distances, favoris(ait) les contacts, permett(ait) les osmoses, identifi(ait) les modes de penser et de sentir, cré(ait) une mentalité commune, des codes de conduite et de comportement qu’on nommer(ait) bientôt « chevaleresques » (J. Flori, p. 159). !!! N.B. : ce type de compagnonnage qui n’excluait pas la hiérarchie existait déjà chez les Germains (cf Tacite, Annexe 11.2.4)
9.2.3 de la promotion sociale et laïque des milites a leur promotion spirituelle par l’eglise
Bien qu’au sein de la société laïque cette chevalerie par(ût) estimable et enviable[78], à cause notamment des codes de conduite chevaleresques dont elle s’était dotée, dans la réalité, ses membres n’avaient pas renoncé comme par enchantement, à une conduite brutale et violente de voleurs, violeurs et égorgeurs pendant leurs expéditions. C’est ce comportement, nous le savons, qui, dans le clergé et surtout chez les moines, provoqua d’abord le rejet de pareils milites, puis la recherche de mesures spirituelles et matérielles capables d’endiguer leurs violences (voir, par ex., sous 8.4.2 : Guerres « privées » ou « féodales »). C’est en effet une double contrainte qu’il s’agissait de gérer : - parvenus à la fin de leur vie, ces milites - chevaliers ou simples guerriers de leur suite - prenaient souvent conscience de leurs méfaits et crimes commis ici-bas ; ils se laissaient alors envahir par la crainte grandissante de subir, dans l’Au-Delà, les justes châtiments promis par la religion (cf J. Flori, p. 160) et cherchaient des moyens pour remédier leur salut éternel ; - de son côté, comme nous l’avons vu, malgré son autorité en la matière, l’Eglise ne put jamais se résoudre à condamner et à rejeter définitivement des milites, maculés certes de sang et de sexe, mais encore susceptibles de courir à son secours, le cas échéant ! En définitive, ménageant au mieux ses intérêts temporels et l’intérêt spirituel de ses ouailles égarées dans la violence guerrière, l’Eglise, appuyée cette fois par les moines, jugea qu’il était expédient de «lâcher du lest ». une stratégie du salut fut mise en place progressivement en faveur de ces milites dont l’âme avait bien besoin de rédemption. Un des éléments centraux de cette stratégie fut fourni par les moines. Dans leur désir d’apaiser au mieux les troubles marquant ces siècles violents, ils consentirent, par obéissance, à assouplir leur posture de Milites Christi pacifiques à la manière ancienne, cette posture bien connue, faite de rigueur et d’horreur vis-à-vis des crimes de sang et de sexe. Comme J. Flori l’explique bien (p. 160), ces moines appliquèrent alors jusqu’au bout les exigences de la charité chrétienne et accueillirent en leurs couvents-«forteresses» (cf 9.2.1.1) les milites qui, parvenus à l’article de la mort, voulaient obtenir le pardon de Dieu en ces lieux consacrés à l’ascèse et dans lesquels les reliques des saints** répandaient leur aura protectrice. (Consultez la section 11.1.2, avec le texte de saint Augustin, + la liste des autres endroits de ce document où il est question des reliques. Ne pas oublier Flori, p. 171) ** Lien avec 4.4.1 : dans ce contexte de promotion spirituelle des guerriers, rappelons que c’est peut-être pour la valeur de ses reliques de soldat martyr pour sa foi que l’Eglise proclama saint Maurice patron des chevaliers.
Pour marquer par des signes concrets la conversion radicale de ces pécheurs, les moines permirent aux milites repentants : - de revêtir en leurs ultimes instants leur robe de bure, pour signaler que, délaissant la militia du monde, ils adhéraient à la Militia Dei ; - de faire don de tout ou partie de leurs biens au monastère qui les accueillait.
Or, personne n’était sûr que des actes aussi tardifs et effectués sous la contrainte de la peur fussent suffisants pour obtenir un pardon complet des péchés. Pour les théologiens d’alors, le seul remède possible était le rachat des péchés par le pèlerinage . Voici la conclusion de J. Flori (p. 160-161 : « Les chevaliers, comme tous les laïcs en quête du salut, vont alors se jeter sur les routes, en pèlerins. La croisade, pour une grande part, est issue d’un tel mouvement de piété laïque, de cette voie de salut ouverte par l’Eglise aux guerriers turbulents, mais pieux, aspirant à la fois à la reconnaissance de leur état et conscients des fautes morales qu’il implique. Le pèlerinage, dans la seconde moitié du XIe siècle, apparaît pour l’heure aux chevaliers comme un moyen de combler le fossé entre une dignité sociale de plus en plus évidente et une indignité morale qui persiste encore et que ressentent surtout les meilleurs d’entre eux. » Ci-dessus, en 8.4.3.1, nous avons déjà étudié en partie les trois grands pèlerinages du XIe siècle, à Rome, à Saint-Jacques de Compostelle et à Jérusalem. Pour les connaître mieux, je vous laisse le soin étudier la mise au point importante faite par J. Flori, dans les pages 171 à 177 de sa Première Croisade et dont il faut absolument retenir les grands traits. Ici nous rappellerons seulement que notre auteur - cite d’abord le pèlerinage de Rome, central à tout point de vue[79], un pèlerinage « au seuil de saint Pierre », fondateur de l’église de Rome, son premier évêque et premier pape ; - établit évidemment un lien fort entre les deux autres lieux saints «périphériques» : à l’extrémité occidentale de la chrétienté, Saint-Jacques de Compostelle, dont nous avons parlé en 8.4.3.1, et, à l’autre extrême du monde, à l’Orient, Jérusalem et le Saint-Sépulcre, occupés par les musulmans depuis … le VIIe siècle. Mais cette occupation paraît de plus en plus scandaleuse. Le branle sera bientôt donné à la croisade. Car, conclut Flori, p. 177, : « déjà dans la seconde moitié du XIe siècle, avaient pris la route quelques … pèlerinages « mixtes ». Dès 1064, on connaît des pèlerinages armés. Ce ne sont pas encore là des croisés, mais déjà, des pèlerins animés de deux esprits jusqu’alors incompatibles : - l’esprit du pénitent aspirant au rachat de péchés, souvent de violences, par des vertus d’ascèse, celles de la «Militia Dei» des moines ; - celui, âpre et farouche, de la «militia» du siècle, dont les excès conduisaient précisément au désir de rachat et à la repentance par la voie du pèlerinage. La chevalerie, en somme, conduisait au pèlerinage … et voilà que celui-ci, à son tour, ramenait à la chevalerie… »
9.3 Conclusion amalgamant le contenu des sections 8. et 9. (à compléter, sans doute !)
Pour que le PARADOXE s’accomplisse et que ces pèlerins armés et « déjà animés de deux esprits jusqu’alors incompatibles » deviennent d’authentiques crucesignati / croisés, il faudra l’intervention d’Urbain II,
- ce pape/moine imprégné de l’esprit bénédictin de Cluny (cf «A retenir», en 8.4.3.2 + ailleurs) ;
- ce pape qui, contrairement à Grégoire VII, saura faire de la croisade, non pas une guerre plus ou moins sanctifiée ou « sainte », proclamée pour soutenir les intérêts de la papauté (bellum Sancti Petri), mais une authentique guerre sainte, proclamée pour défendre les intérêts de la Chrétienté occidentale tout entière par la libération des Lieux Saints au prix du sang versé de et par ses Milites CHRISTI d’un tout nouveau genre (cf 8.4.3.3, sous b) ) ;
- ce pape qui (cf ibidem) saura indiquer aux futurs Milites Christi des objectifs clairs (tuer les Infidèles, libérer le Saint Sépulcre) + de bonnes recompenses, non pas materielles, mais spirituelles (rémission des péchés etc.) et conformes à la mentalité féodale qui se met en place. (N.B. : ces objectifs et ces récompenses sont à connaître par cœur !) ;
- 9.4 ce pape qui saura aussi prêcher la croisade avec éloquence à Clermont, en 1095, comme le montre notamment son cri dans le chapitre 3 de la Chronique de Foucher de Chartres :«Qu’ils deviennent maintenant des soldats du Christ !» (Nunc fiant Christi milites !)
!!! IMPORTANT : Dans la croisade populaire, l’éloquence des prédicateurs itinérants (Pierre l’Ermite, Gottschalk, Folkmar et d’autres, restés anonymes) eut un impact encore plus fort. Alliée à leur charisme naturel, cette éloquence créa, comme le dit J. Flori (p. 43), un véritable climat de merveilleux et d’émotion. Notre auteur consacre trois chapitres importants à cette croisade dite «populaire» (p. 35-58 : Prédication populaire et climat de croisade ; La croisade populaire, bavures et pogroms ; L’ermite et le basileus). Il est recommandé de les étudier, en établissant des liaisons ou des oppositions avec ceux consacrés à la «croisade des barons».
9.5 testez vos connaissances : A vous de jouer maintenant. Sans craindre d’entrer dans les détails, traitez le (double) sujet suivant : « Les Croisés viennent d’être définis comme des Milites Christi d’un tout nouveau genre. « 1.- Pourquoi et en quoi différaient-ils de Milites Christi tels que Maximilien ou Saint Maurice ? » « 2.- Pourquoi et en quoi différaient-ils de Milites Christi tels que saint Martin (ou Urbain II) ? » |
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10. Les premièrs croises (crucesignati) selon le témoignage de Foucher de Chartres (traduit par François Guizot ; 1825)
1.- Foucher de Chartres (Fulcherius Carnotensis) a déjà été cité (cf 8.2) par le chevalier (miles) Guillaume de Grassegals au nombre des chroniqueurs de la première croisade. Son récit est jugé parmi les plus fiables, car, comme il l’annonce dans son Prologue, Foucher participa en personne à cette expédition et fut témoin de la plupart des événements qu’il rapporte (cf 10.3). Sa vie nous est peu connue : né à Chartres entre 1054 et 1059, Foucher, qui devait être prêtre ou moine (donc Miles Christi pacifique…), assista à l’homélie qu’Urbain II tint le 27 novembre 1095, à l’issue du Concile de Clermont, devant les évêques réunis, pour demander qu’on aille au secours des chrétiens orientaux. Foucher partit en Terre Sainte en 1096, à la suite d’Etienne de Blois. Quand ce prince fit défection devant Antioche et rentra en France (juin 1098 ; cf Flori, p. 88), Foucher devint le chapelain de Baudouin de Boulogne[80], le frère de Godefroy de Bouillon. Il le rejoignit à Edesse, dont Baudoin était devenu comte par adoption (fév.-mars 1098 ; cf Flori, p. 80). Il ne paraît donc pas avoir assisté à la prise de Jérusalem (cf Flori, p. 31-32). Mais il dut suivre Baudouin à Jérusalem quand, à la mort de Godefroy (18 juillet 1110), il en fut nommé Roi. De 1100 à l’année de sa mort (à Jérusalem, en 1127), Foucher rédigea un récit de la première croisade. Son objectif était d’inciter les chevaliers occidentaux à continuer à se croiser pour secourir les nouveaux Etats Latins d’Orient. Le titre qu’on donne couramment à ce récit est Historia Hierosolymitana. Cependant, les manuscrits livrent d’autres titres, plus longs, mais qui contiennent la plupart des mots-clés qu’il est bon de retenir pour énoncer une bonne définition des croisades. Par exemple (voir l’Incipit du Prologue ci-dessous) : - Gesta Francorum Iherusalem peregrinantium (trad. libre : «Histoire du pèlerinage des Francs à Jérusalem»). ou encore : - Itinerarium Christianorum cum exercitu magno in Jerusalem et paganos euntium («L’itinéraire des Chrétiens allant, avec une grande armée, attaquer Jérusalem et les païens»)
2.- Les trois grands thèmes du discours d’Urbain II à Clermont sont identifiés et analysés par J. Flori, p. 28-34 de sa Première Croisade… . Tout en avançant les réticences d’autres collègues modernes, et certaines à lui, quant à la transmission correcte du discours du pape, notre historien les intitule ainsi : 1.- Le thème de la souffrance des chrétiens sous l’oppression musulmane. 2.- Le thème du secours aux chrétiens d’Orient et de la libération des Lieux Saints. 3.- Le thème du pèlerinage armé méritoire.
À vous de lire l’analyse de J. Flori dans les pages citées + de repérer les trois thèmes (et d’autres) dans le texte de Foucher (ajoutez vos remarques à côté des miennes dans la colonne ad hoc).
10.2 Extraits de la Chronique de Foucher de Chartres
10.2.1 Prologue[81]
N.B. : A partir d’ici, pour gagner de la place et à l’exception de quelques passages importants pour notre étude, seule est reproduite la traduction de F. Guizot que je me suis permis de retoucher parfois (voir, en 10.2.4 (ch. 3), la traduction de Christi Milites. Les amateurs retrouveront le texte latin original de Foucher à l’adresse Internet signalée dans la note accolée au Prologue.
10.2.2 Chapitre 1 : Du concile réuni à Clermont
10.2.3 Ch. 2 : Le décret du pape Urbain II en ce même concile
10.2.4 Ch. 3 : exhortation du pape Urbain II à prendre la route pour Jérusalem
**Extrait du texte latin de Foucher : « Praesentibus dico, absentibus mando, Christus autem imperat. Cunctis autem illuc euntibus, si aut gradiendo aut transfretando, sive contra paganos dimicando, vitam morte praepeditam finierint, remissio peccatorum praesens aderit. Quod ituris annuo, dono isto investitus a Deo. O quantum dedecus si gens tam spreta, degener, et daemonum ancilla, gentem omnipotentis Dei fide praeditam, et Christi nomine fulgidam, sic superaverit ! O quanta improperia vobis ab ipso Domino imputabuntur, si eos non juveritis qui professione Christiana censentur, sicut et vos ! Procedant, inquit, contra infideles ad pugnam jam incipi dignam, et trophaeo explendam, qui abusive privatum certamen contra fideles etiam consuescebant distendere quondam. Nunc fiant Christi milites++, qui dudum extiterunt raptores. Nunc jure contra barbaros pugnent, qui olim adversus fratres et consanguineos dimicabant. Nunc aeterna praemia nanciscantur, qui dudum pro solidis paucis mercenarii fuerunt. Pro honore duplici laborent, qui ad detrimentum corporis et animae se fatigabant. Quin immo hic tristes, hic pauperes, illic autem laeti et locupletes ; hic inimici Domini, illic autem amici ejus erunt. Ituris autem mora non differat iter ; sed propriis locatis, sumptibusque collectis, cessante bruma vernoque sequente, Domino praevio tramitem acriter intrent. »
10.2.5 ++ATTENTION : Voici un exemple pratique des difficultés que peut rencontrer un historien confronté à l’évaluation de la véracité, donc de la validité, de ses sources. (cf aussi 4.4.1+11.3) Ici, comme par hasard à l’endroit du texte le plus sensible pour notre étude (!), la fameuse expression « Nunc fiant Christi Milites» est traduite par F. Guizot par «qu’ils deviennent de véritables chevaliers», une tournure qui correspondrait en fait au latin «Nunc fiant veri milites». Or, dans l’extrait du texte latin de Foucher recopié ci-dessus, c’est bien «Nunc fiant Christi Milites» qui apparaît. C’est donc cette version que les philologues ont dû trouver dans les manuscrits qui nous ont transmis sa chronique. La conclusion qui s’impose est que c’est bien cette phrase qu’Urbain II a prononcée selon le témoignage de Foucher !
Il faut respecter le choix de Guizot et chercher à l’expliquer en le plaçant dans son contexte historique (voir ci-dessous **) Mais il est bien clair que l’expression latine rapportée par Foucher ne peut avoir qu’une seule traduction vraiment fidèle, celle qui nous est désormais familière : « Qu’ils deviennent des Soldats du Christ ».
Enfin nous pouvons affirmer que le Milites Christi sorti de la bouche d’Urbain II désigne officiellement les Croisés, tels qu’on l’a vu les définir à la fin de la section 8.4.3.3. Et cette consécration papale met un terme à notre quête sur l’evolution paradoxale du titre de Miles Christi.
** Voici deux hypothèses qui pourraient expliquer le choix de F. Guizot pour sa traduction (les lectrices et lecteurs plus cultivé-e-s que moi pourront proposer de meilleures solutions!) : 1) protestant convaincu, mais respectueux du catholicisme, F. Guizot aurait préféré, à la traduction littérale, une traduction plus allusive qui convenait mieux à sa propre sensibilité ; 2) en 1825, la France vivait la Restauration, et, en littérature, l’essor du Romantisme. La valence chrétienne implicite, en quelque sorte, de sa traduction devait évoquer sans doute, chez ses contemporains, l’image romantique du preux chevalier se faisant adouber pieusement, les mains jointes et en présence d’un chapelain ; un preux chevalier se vouant ensuite à la défense de la veuve et de l’orphelin avant de partir se battre contre les Infidèles - comme le «Cid Campeador» ou le Roland de la légende (cf 11.3) –, pour obtenir la récompense ultime, le Paradis.
10.2.6 Ch. 4 : Sur l’évêque du Puy et la manière dont les « Milites » se croisèrent par le signe de la Croix
**Extrait du texte latin de Foucher : O quam dignum erat et amoenum nobis omnibus cruces* illas cernentibus, vel sericas vel auro textas, aut quolibet genere pallii decoras, quas in chlamydibus suis, aut birris, aut tunicis, jussu praedicti papae, post votum eundi, super humeros suos peregrini consuebant ! Sane pugnatores Dei merito victoriae signo+ insigniri et muniri debebant, qui ob honorem ejus ad praeliandum se praeparabant. Et quoniam significans sub agnitione fidei circa se sic pinxerunt, denique significatum derivativum verius adepti sunt. Speciem insignierunt, ut rem speciei consequerentur. Patet equidem, quia meditatio bona bonum opus agendum machinatur, opus vero bonum salutem animae lucratur. »
10.2.6.1 Comme je l’ai annoncé en 4.1.3, le terme crucesignati n’apparaît pas formellement chez Foucher. Cependant il se déduit aisément de l’expression traduite plus haut : «Sane pugnatores Dei merito victoriae signo insigniri et muniri debebant» est sa suite. Nous pouvons donc conclure que la présence des mots cruces*/ croix et Signum+ /signe dans le texte de Foucher évoque le futur terme de crucesignati/croises et fait écho au mot signum et à sa valeur dans la bouche de Maximilien (cf 4.2) : la boucle de notre recherche est bouclée ! Reliez ceci aussi à «In hoc signo vinces» (en 5.1.1), à Sacramentum (en 5.5.4), à Vexillum Sancti Petri (en 8.4.1.1 + 8.4.3.3) et aux autres endroits concernés de ce document que j’aurais oubliés.
10.3 *les croisades, un «non-événement» ? - une interprétation tendancieuse des sources ? Le témoignage de Foucher de Chartres sur le choix hétéroclite des croix décorant l’épaule de ces premiers Croisés montre qu’en cette fin du XIe siècle nous sommes encore loin de l’image d’Epinal du Croisé portant une grande croix rouge sur sa poitrine, et peut-être une autre sur son grand manteau blanc ! Sur certaines enluminures représentant le siège de Jérusalem la croix n’apparaît même pas sur l’épaule des assaillants. Mais ce n’est pas une raison pour conclure, comme le font certains historiens modernes, qu’il y a là la preuve que les Croisades furent un «non-événement » ou n’eurent carrément pas lieu. (cf 1.1, Références, avant-dernier paragraphe + 1.3 Paradoxes, denier paragraphe) Une analyse historique honnête et sans a priori de la Chronique de Foucher de Chartres associée à celle d’autres documents contemporains des Croisades interdit, à mon avis, de tirer des conclusions si extrêmes et partisanes. Ce n’est pas parce que Foucher a adopté un ton hagiographique qu’il a inventé tout ce qu’il raconte ! En 4.4.1 nous avons évoqué le sort réservé par certains historiens à Euchère et à son récit du martyre de Maurice et de ses compagnons. En ce cas-là, la controverse pouvait trouver prise contre le témoignage de la tradition du fait de l’écart temporel important (150 ans) entre le récit d’Euchère et les faits qu’il rapportait. Or, Foucher nous dit dans son Prologue (cf 10.2.1) qu’il écrivit sa Chronique «excité par quelques-uns des (ses) compagnons». Cela ne put donc se faire au plus tard que quelques années après la fin de la première croisade. Une croisade à laquelle son «de la manière dont je l’ai vue de mes propres yeux» certifie qu’il y a participé lui-même. Au cas où on le soupçonnerait de mentir, la Remarque 1 de 10.1, qui interprète une partie du texte que je n’ai pas citée, mais qui existe, rappelle qu’il écrivit pour appeler de nouveaux Croisés en renfort, une nécessité attestée par d’autres sources. Au vu de ces faits prouvables sans doute à l’aide d’autres indices, faut-il disqualifier son témoignage de la première à la dernière ligne ? Mais je la brise là pour le moment. Peut-être qu’après m’être mieux renseigné sur cette nouvelle façon d’interpréter les Croisades j’y reviendrai dans un autre document. En attendant, je prie d’autres, plus cultivés que moi, d’intervenir dans ce nouveau débat en exigeant qu’il se base d’abord et avant tout sur une analyse des sources respectueuse de leur valeur historique intrinsèque et situant aussi fidèlement que possible leur rédaction dans son contexte lui aussi historique. |
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11.1 Annexe I : le temoignage de saint augustin (Confessions, IX, 6-7) sur l’importance religieuse et politique des reliques[103], dans un texte qui témoigne d’abord (voir 11.1.1) de la naissance du chant religieux en occident, dans un contexte de lutte entre l’eglise officielle et la puissante hérésie arienne.
11.1.1 À milan, le chant religieux naît pour soutenir les chretiens en lutte contre les ariens
Après un cheminement intérieur long et douloureux, à trente-trois ans, Augustin trouve sa voie. Le jour de Pâques 387 (25 avril), à Milan, dans une communauté chrétienne encore en danger - mais cette fois par la faute de chrétiens hérétiques (les Ariens) - il reçoit le baptême des mains de l'évêque, le futur saint Ambroise, en compagnie de son meilleur ami, Alypius, et de son fils naturel Adéodat.
!!! C’est le moment d’aller ecouter quelques pièces célèbres appartenant à cet héritage musical dans le document sur les origines du christianisme, héberge sur ce site même : - dans l’Annexe V : les prières de l’ordinaire de la Messe (Kyrie, Gloria, Credo, etc.) chantées en grégorien par un chœur coréen, - sans oublier, dans l’Annexe IV : l’Ave Maria, chanté par A. Bocelli, sur un air célèbre de Mascagni.
11.1.2 l’importance religieuse et politique des reliques80
!! N.B. : Dans ce document même, les témoignages ne manquent pas sur l’importance que, dès les premiers temps, les chrétiens, puis l’Eglise, attribuèrent aux reliques des martyrs et des saints. Si on les recueillait si pieusement, c’est qu’elles témoignaient (c’est le sens du mot «martyr») d’une foi authentique donnée en exemple. De plus, attirant les grâces du Ciel sur les chrétiens vivants, elles les protégeaient contre les forces du Mal, censées habiter le «monde» d’ici-bas et celui des esprits. Mettez donc le texte ci-dessous de saint Augustin (italiques) en relation avec - l’ensevelissement de Maximilien près du tombeau de saint Cyprien, à Carthage (cf fin de 4.2) ; - la découverte et sanctification des corps des martyrs d’Agaune par l’évêque Théodore (cf fin de 4.4) ; - la présence protectrice de reliques dans les monastères (cf 9.2.3, avec renvoi à Flori, p. 171) ; - ajoutons, car c’est au cœur de notre sujet, la recherche de la Vraie Croix et l’emploi d’autres reliques par les Croisés (cf. Flori, pages à trouver).
(suite de Confessions, IX, 7 : Découverte et utilisation religieuse + politique des restes des martyrs Protais et Gervais) « C’est aussi alors que vous révélâtes en songe à l’évêque dont je viens de rappeler le nom le lieu où étaient cachés les corps des martyrs Gervais et Protais, que, pendant tant d’années, vous aviez gardés à l’abri de la corruption dans votre trésor secret, pour les en tirer au moment opportun et arrêter la fureur d’une femme, impératrice au surplus. Or, après la découverte et l’exhumation, pendant qu’on les transportait solennellement à la basilique d’Ambroise, des possédés en proie aux esprits immondes en furent délivrés, de l’aveu même de ces démons. En outre un homme fort connu de cette ville, aveugle depuis plusieurs années, demanda la raison de ce bruit et de cette allégresse populaires ; on la lui dit ; il se leva et pria son guide de le conduire à ces reliques. Arrivé là, il obtint la permission de toucher avec un mouchoir le cercueil de vos saints « dont la mort avait été précieuse à vos yeux »1. Il le fit, il approcha le linge de ses yeux qui aussitôt s’ouvrirent. Le bruit s’en répandit, vos louanges éclatèrent avec ferveur et le coeur de cette ennemie, sans se tourner vers la sainte croyance, refréna pourtant sa fureur de persécution ». (... (1.- Psaumes, CXV, 15)
11.2 Annexe II : le temoignage de Tacite (Ier–IIe siècle après J.-C.) - sur la vaillance des Germains (sans oublier celle des Romains) - sur la contribution vraisemblable des coutumes et de la mentalité des anciens germains a l’essor ultérieur de l’esprit féodal et «chevaleresque»
11.2.1 Contemporain et ami de Pline le Jeune, que vous connaissez[104], le grand écrivain et historien latin Tacite (55 - 120 environ) écrivit La Germanie en 98, à l’occasion de la conquête des Champs Décumates[105] par Trajan. Dans cette monographie historique, Tacite décrivit avec une admiration implicite les mœurs «barbares» certes, mais énergiques, des Germains, qu’il opposait à celles, à ses yeux corrompues, des Romains, ses contemporains. Il va de soi que, dans certains chapitres - dont vous avez un échantillon ci-dessous - Tacite décrit la valorisation de la vertu guerrière chez les Germains. (Cela a déjà été signalé en 9.2.2.2, avec renvoi à J. Flori, p. 116). Mais cette fois, Tacite, en bon patriote, ne le fait pas au détriment des Romains. D’ailleurs, comment pourrait-il mettre en doute la valeur guerrière des siens, alors qu’ils sont en train de conquérir une partie de la Germanie ? De plus, d’autres indices montrent que les Romains ont valorisé autant que les Germains le courage à la guerre. Il suffit de considérer leur histoire, car ce n’est pas en bêlant comme des moutons qu’ils conquirent un empire dont l’étendue se partage actuellement entre plus de quarante Etats. Une autre preuve de la valorisation de la vertu guerrière par les Romains est fournie par l’étymologie : virtus, qui vient de vir (= «l’homme» ; de là le français «viril», «virilité») désigne la qualité première d’un homme, c’est-à-dire, d’abord, son «courage à la guerre». Il est vrai qu’à la fin de l’empire la situation changéa. Après des siècles de Pax Romana, pendant lesquels les villes et les bourgs avaient oublié jusqu’à la nécessité de s’entourer de murailles, la population romaine était devenue pacifique (sauf en matière de spectacles de gladiateurs …) et l’armée ne recrutait plus que des professionnels ou des mercenaires. mais même augustin - que nous avons vu pourtant engager le général romain chargé de le défendre à adopter un comportement «pacifique» (cf 7.4.1) - affirme son attachement à la patrie romaine et n’oublie rien de la valeur guerrière des anciens Romains (cf, par exemple, La Cité de Dieu, II, 29).
il est temps de citer quelques extraits significatifs de la germanie de tacite. ils decrivent
11.2.2 la vaillance des guerrièrs germains (ainsi que leur étonnante sentimentalité …) :
11.2.3 leur amour plein de respect pour leurs femmes
N.B. : En s’amalgamant au cours des siècles avec la façon de vivre ces relations en usage chez les Gallo-romains envahis, ces nobles sentiments des Germains envahisseurs ont contribué vraisemblablement à enfanter, dès le XIe siècle, le fameux «esprit courtois» et le comportement «chevaleresque» du chevalier envers sa «dame».
VIII. « On raconte que certaines lignes de bataille qui pliaient déjà et perdaient pied furent rétablies grâce aux femmes, qui ne cessaient de supplier les combattants, dévoilant leur poitrine et montrant la captivité toute proche, qu’ils redoutent bien plus pour leurs femmes, au point que l’on attache plus efficacement les cités (= les tribus) si, parmi les otages, on exige aussi des jeunes femmes nobles. Bien plus, ils pensent qu’il y a chez les femmes un caractère sacré, prophétique, et ils ne méprisent pas leurs conseils et tiennent compte de leurs oracles[107]. Nous avons vu, sous le règne du dieu[108] Vespasien, Véléda[109] considérée longtemps, et par beaucoup, comme un être divin ; mais aussi, naguère, ils ont voué un culte à Albrinia et à beaucoup d’autres femmes, non point par flatterie, ni en se disant qu’ils en faisaient des déesses. » (trad. P. Grimal, 1990)
11.2.4 l’ «adoubement des guerriers» : une coutume germanique a l’origine, vraisemblablement, des adoubements moyenageux des jeunes aristocrates, puis des chevaliers a proprement parler
N.B. : Ceci est à mettre en relation avec - la section 9.2.2.2 + les pages 116 et 147-148 de Flori (sur le cingulum militiae remis aux jeunes aristocrates jusqu’au XIe siècle). - la décoration peinte (comme au Moyen Âge) des boucliers des Germains (cf 11.2.2 : Germanie, VI, 2) - le comportement des Germains avec leurs femmes, qui vient d’être décrit en 11.2.3 (Germanie, VIII) - + d’autres références que vous aurez trouvées.
XIII. «Aucune affaire, ni publique ni privée, n’est traitée par eux si ce n’est en armes[110] ; mais la coutume veut que personne ne prenne les armes avant que la cité n’ait déclaré qu’il en est capable. Alors, dans l’assemblée même, ou bien l’un des chefs ou bien le père ou les proches remettent au jeune homme bouclier et framée[111] ; c’est là, chez eux, la toge[112], c’est là le premier grade de leur jeunesse ; avant, ils apparaissaient comme membres d’une maison, ensuite, de la communauté. Une noblesse particulièrement notable ou des mérites considérables de leurs pères confèrent même à de tous jeunes gens le rang de chef *; au reste, ils s’attachent à des hommes plus robustes et qui ont déjà fait leurs preuves, et ils ne rougissent pas de figurer parmi leurs compagnons. D’ailleurs le compagnonnage lui-même a des degrés, dont est juge celui dont on est le compagnon ; et il y a une grande émulation pour savoir qui, parmi les compagnons, tiendra le premier rang auprès de son chef, et, parmi les chefs, qui aura les compagnons les plus nombreux et les plus ardents. C’est la grandeur, c’est la puissance que d’être toujours entouré d’une troupe nombreuse de jeunes gens d’élite, honneur en temps de paix, protection en temps de guerre **. (…) ». (trad. P. Grimal, 1990)
!!! Il est remarquable de voir que la fin de ce texte confirme ce que nous avons dit de l’enracinement partiellement germanique du système féodal :
* le rang de chef conféré d’emblée aux fils de no(ta)bles germains rappelle ce qui a été dit (cf 9.2.2.2) sur la notion forte de « lignage » chez les Germains. ** L’émulation entre compagnons et entre chefs pour savoir qui aura la troupe d’élite qui le protègera mieux et le mettra mieux en valeur est à relier avec la section 9.2.2.4 et la citation de Flori, p. 159.
!! Cette émulation est à relier surtout avec ce que vous savez de l’esprit de « concurrence » et d’émulation très peu dignes d’un croisé dont firent preuve les princes, les barons et même certains chevaliers qui participèrent à la Première Croisade, que ce soit au moment d’organiser leur départ, ou face à l’empereur Alexis, ou encore en cours de route, quand l’envie de se tailler des fiefs l’emportait sur l’esprit de croisade appelant à la délivrance des Lieux Saints !!
Si l’envie vous prend, lisez vous-mêmes d’autres chapitres de la Germanie de Tacite. Ils sont pleins d’enseignements, non seulement pour mieux comprendre la féodalité, mais aussi pour comprendre la mentalité de certains de nos Confédérés d’Outre-Sarine …
11.3 Annexe III : La lecture de larges extraits de la chanson de Roland, contemporaine de la Première Croisade, est conseillée : elle viendra parfaire le parcours que jalonnent les textes présentés dans ce document.
Même s’il appartient à la littérature française, ce poème condense en effet tous les thèmes que nous avons analysés longuement dans ce document : Roland – muni de son merveilleux olifant et armé de Durendal, sa merveilleuse épée qui ne se brise jamais, - EST en effet le modèle même du Miles Christi voulu par Urbain II pour délivrer la Chrétienté du péril représenté par les musulmans « païens ». Roland n’a certes pas délivré les Lieux Saints, mais sa mort courageuse le met au rang des martyrs qui versèrent leur sang pour cette mission-là. La preuve : son âme est emportée au Ciel par les Anges de Dieu.
Mais allons une fois encore à la source. Voici le texte qui chante
La Mort de Roland (texte tiré de http ;//lachansonderoland.d-t-x.com/pages/FRpage11.htm)
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[1] .- Célèbre, et importante par ses suites, est la conversion de Clovis, roi des Francs Saliens, au christianisme de Rome. Cette conversion fut sanctionnée par le baptême de Clovis à Reims par le futur Saint Rémi, la veille de Noël 496. Cette conversion, fortement soutenue par sa femme Clotilde, fit de Clovis le champion de l’Eglise officielle contre les autres rois barbares, qui étaient, eux, ariens dans leur majorité (leur choix leur permettait, entre autres, d’être aussi les chefs de leurs Eglises).
[2].- Citation tirée de l’autre livre de J. Flori, cité ci-dessus : Guerre, sainte, jihad…, p. 15-16. C’est de cet ouvrage que proviennent aussi quelques-unes des citations bibliques qui suivent.
[3] .- Converte gladium tuum in locum suum, omnes enim qui acceperint gladium gladio peribunt (« Vulgate », S. Jérôme, 405)
[4] .- Voir notre « manuel », p. 109
[5] .- Voir mon document sur les « Origines du christianisme ».
[6] .- du grec apologeomai : « je me défends ».
[7] .- Ils sont tous deux tirés de J. Flori, Guerre sainte, jihad …, p. 271-273.
[8] .- Cette notion de « guerre juste » sera utilisée au début du Ve siècle, et développée, par saint Augustin (cf plus bas)
[9] .- Cf J. Flori, Guerre sainte, jihad,…, p. 29.
[10] .- Sur la justification de cette attitude, basée notamment sur Mt, 22, 21, voir ci-dessous la section 4.4 et la note 19.
[11] .- Effet d’un caractère bien trempé, ou d’une foi rigoureuse, sinon rigoriste, Maximilien, comme l’exigeait Hippolyte de Rome, refuse son recrutement dès son premier acte : l’identification officielle par le nom. Mais voir plus bas sous II et III.
[12] .- Un « pied » valant 30 cm et un pouce 2,5 cm, la taille de Maximilien était d’à peu près 1,75 m.
[13] .- L’objection de Dion est intelligente et réaliste. Comme nous l’avons signalé en 4.1.2, le comportement des chrétiens face au service militaire était loin d’être unanime. Les textes qui suivent vont le prouver.
[14] .- La loi de Rome voulait que le condamné dédommageât son bourreau « pour sa peine ». Aujourd’hui encore, en Chine la famille d’un condamné à mort doit payer la balle qui a servi à l’exécuter.
[15] .- C’est ce que Maximilien avait refusé de faire (voir les premières lignes du récit de sa Passion).
[16] .- Agaune est l’ancien nom de l’actuel Saint-Maurice. A l´origine Acaunus, puis Agaunum, du latin agaunum, synonyme de saxum, « rocher ». Il s’agirait d’une vocalisation du gaulois acaunon (« pierre », selon Delamarre), dérivant à son tour d´une racine indo-européenne *ak-, « pierre, pointu », et qui pourrait désigner une roche pointue : dans notre cas la Cime de l´Est des Aiguilles du Midi. Surplombant Saint-Maurice, elle impressionne qui la regarde, par exemple, depuis la Place de la Gare.
[17] .- «La passion des martyrs d’Agaune».
[18] .- Ces «Thébains» étaient en effet originaires de Thèbes en Egypte. Les premiers des beaux vitraux «art déco» de la Basilique de Saint-Marice les montrent encore sur le Nil, entourés d’homme habillés comme les anciens Egyptiens. Ajoutons encore que le nom latin de Maurice, Mauritius, évoque l’adjectif Maurus, a,um : «Maure», «Africain». Comme ses compagnons, Maurice devait avoir la peu mate, «basanée».
[19] .- Allusion à la célèbre affirmation de Jésus Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu (Mt,, 22, 21). Voilà donc les mots du Christ sur lesquels pouvaient se baser les chrétiens qui acceptaient le service militaire : le Royaume de Dieu n’étant pas de ce monde, ils pouvaient l’honorer par leurs prières + une attitude digne. Mais, dans l’Empire romain d’ici-bas, de même qu’ils payaient leur impôt à César, de même ils pouvaient le servir à l’armée …
[20] .- L’emploi de l’un ou l’autre prédéterminant signale le nombre plus ou moins grand de chrétiens dans cette région à cette époque-là. Mais la documentation statistique nous manque, évidemment, pour trancher.
[21] .- Octodurum, ou Forum Claudii Vallensium (« le marché de Claude chez les Valaisans ») étaient les noms romains de Martigny.
[22] .- En fait «impériaux». Vivant à Lyon, occupé depuis 437 par les Burgondes appelés comme alliés par les Romains, Euchère a oublié l’aversion de ces derniers pour les rois. Il fait un amalgame et attribue à l’empereur romain le titre de roi, en vigueur chez les Burgondes.
[23] .- Il ‘agit, bien sûr, de l’actuelle Soleure, dont la cathédrale catholique est toujours consacrée aux Saints Urs et Victor.
[24] .- Théodore (= cadeau de Dieu), ou Théodule, était en fait évêque d’Octodure. Il est même le premier évêque du Valais mentionné par un document conciliaire de 381. À Martigny, dans l’église paroissiale de Notre-Dame-des-Champs, on peut toujours voir le baptistère et, dans les sous-sols, les restes de la première église chrétienne valaisanne qu’il aurait fait bâtir.
[25] .- Il faut comprendre que ce premier bâtiment devait avoir la forme d’un auvent appuyé à la falaise et fermé par trois murs. Son toit n’avait donc qu’un seul pan.
[26].- Constantin en avait facilement, puisqu’en 310, c’est … Apollon qui lui serait apparu (cf Panégyrique VII de Constantin).
[27] .- Eusèbe de Césarée est un écrivain grec chrétien (265-340). Il travailla dans la bibliothèque laissée par Origène (cité en 3.1), à Césarée, où il fut prêtre, puis évêque (313). Il se montra conciliant à l’égard d’Arius. Auteur de nombreux ouvrages, il est surtout le père de l’histoire religieuse (Histoire ecclésiastique). Proche, dès 325, de l’empereur Constantin, il écrivit deux Eloges à son sujet + une Vie, dont est tiré l’extrait ci-dessus.
[28] .- L. Caecilius Firmianus Lactantius naquit à Cirta vers 260 et mourut à Trèves vers 325. Converti au christianisme vers 300, il se fit remarquer à la cour de Constantin, qui lui confia l’éducation de Crispus, son fils. Surnommé le « Cicéron chrétien » en raison de la pureté classique de son style, il a laissé des œuvres apologétiques : De ira Dei (« La colère de Dieu ») ; De mortibus persecutorum (« La mort des (empereurs) persécuteurs »). Il a laissé surtout les Institutions divines, le premier ouvrage en latin qui donne un exposé complet de la doctrine chrétienne.
[29].- Pour nombre de savants, il faudrait ajouter « avec un I » après « au moyen de la lettre X ». On retrouverait alors une description du chrisme constantinien (*en alphabet grec) et non une croix monogrammatique, comme le suggère le manuscrit unique. (note d’Y. Moderan + *une précison de Perlini)
[30] .- Voir, sur ce site, mon document sur Les origines du christanisme, p. 1 + 11.
[31] .- Voir mon document sur Les origines du christianisme, p. 2, note 5
[32] .- Voir mon document sur Les origines du christianisme, p. 1, note 4
[33] .- Faites appel à votre culture : vous savez le sens que prit ce mot dans l’Antiquité depuis Hippias et d’autres tyrans de cet acabit.
[34].- Il s’agit du futur empereur Julien (361-363), que les chrétiens surnommèrent l’Apostat en signe de mépris pour sa volonté d’avoir voulu restaurer le paganisme comme religion d’Etat (voir le document sur Les origines du Christianisme, p.2).
[35] .- Leur capitale était l’actuelle Worms, sur la rive gauche du Rhin, entre Mannheim et Mainz.
[36] .- Cette traduction de M. Fournier, signale que cette installation fut d’abord fort modeste, avant de devenir la célèbre abbaye de Marmoutier. Citant G. Gervaise, M. Fournier rappelle aussi que c’est saint Martin qui introduisit le monachisme en France.
[37] .- C’est en effet dans le désert d’Egypte que se retirèrent les premiers moines chrétiens, dont le plus célèbre est saint Antoine (mort en 357).
[38].- Cette remarque de Sulpice Sévère atteste que les moines se consacrèrent très tôt à la copie des manuscrits de l’Antiquité classique. Chose étonnante, ces hommes à la foi si rigoureuse ne se choquèrent pas de recopier des œuvres, parfois licencieuses, d’auteurs païens ! Et c’est bien grâce à cette générosité et à ce travail pénible – si bien décrit dans Le nom de la Rose d’Umberto Eco – que les nous pouvons toujours les lire, y compris les textes reproduits ici !
[39] .- Dans tout l’Empire, la nouvelle de la chute de Rome créa un choc. Certains crurent même qu’elle annonçait la fin du monde. Quelques écrits et lettres de saint Jérôme, qui, à Bethléem, traduisait alors la Bible en latin (Vulgate), témoignent de ce traumatisme (cf J. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, Seuil, 2002, p. 43 + citations, p. 274 sq)
[40] .- Sur ce point, à la p. 112 de sa Première Croisade… J. Flori se trompe en associant à saint Augustin l’affirmation qu’après Constantin, nouveau David, l’Eglise et l’empire en viennent à confondre leurs destins.
[41] .- Malgré mes critiques, « à tout seigneur, tout honneur » : la rédaction des deux paragraphes en petites capitales doit beaucoup à la p. 44 de J. Flori, Guerre sainte …, (cf note 39). De plus, « légitime » est emprunté à la p. 112 de sa Première Croisade …
[42] .- Modalités des relations diplomatiques romano-barbares en Occident au Ve siècle, Université Strasbourg II, 2006.
[43] .- Comme en Grèce, à Rome aussi le droit était garanti par les dieux, et particulièrement par Jupiter.
[44] .- Le droit fécial ou fétial était exercé à Rome par un collège de vingt prêtres, appelés les féciaux. Fonctionnant en quelque sorte comme des diplomates, les féciaux étaient chargés des cérémonies religieuses qui précédaient et accompagnaient une déclaration de guerre ou la sanction d’un traité de paix.
[45].- Cf, ci-dessus, 7.3.3
[46] .- La première a été expliquée dans les pages précédentes. La seconde, déjà signalée en 7.3.3, est mentionnée aussi sous 1.3 (Paradoxes).
[47] .- Souvenez-vous de la flèche horizontale et recourbée en « U » que je dessine régulièrement au tableau noir : nous sommes à sa fin !
[48] .- Fondé en 962 par Othon Ier pour remplacer l’empire carolingien, le St Empire Rom. Germ. durera jusqu’en 1803 !
[49] .- J. Flori, Pre. Crois., ch. De la guerre légitime à la guerre sacrée, pp. 119-121+ 125 + 128-129 + la Conclusion, p. 131.
[50] .-Paul Rousset, Les origines et les caractères de la première croisade, Neuchâtel, 1945
[51] .- Cette date est rappelée à la fin de l’Abrégé d’Histoire Romaine que j’ai distribué.
[52] .- En italique : les expressions empruntées à J. Flori.
[53] .- En classe j’ai déjà utilisé, à ce propos, l’image d’une «distillation lente» de ces concepts, car elle s’étala sur des siècles.
[54] .- Léon IV, Epistolae et Decreta, PL 115, col. 655-657.
[55] .- Pour en savoir plus, voir le document sur Le monachisme en Occident.
[56] .- Voir, ci-dessus, les sections 8.3 et 8.3.1. On n’oubliera pas les références chez Flori (notamment la p. 138 et suiv.)
[57] .- Voir, ci-dessus, les sections 8.3 et 8.3.2.
[58] .- Voir, ci-dessus, les sections 8.3, 8.3.2 et 8.4.3.1.
[59] .- Même si c’est en vertu de la fausse donation de Constantin (cf 8.4.3.2, sous «En définitive» + son renvoi à Flori p. 123).
[60] .- Ecoutez, sur ce site même, sa version chantée en grégorien (cf «Les Origines du Christianisme», Annexe V)
[61] .- J. Flori, Guerre sainte, jihad, croisade, Paris, Seuil, 2002, p. 266
[62] .- Cf, ci- dessus, la section 7.3.3.
[63] .- Avec le renvoi aux pages 17-19 de J. Flori, qui y rappelle notamment l’épisode de Canossa (1077).
[64] .- Songez aux processions à Lourdes ou aux grandes cérémonies sur la place Saint-Pierre, transmises Urbi et Orbi (à la ville de Rome et au Monde). Un exemple de leur effet sur les foules : en pleine cérémonie de Pâques 2008, le pape Benoît XVI a baptisé un journaliste musulman, très critique d’ailleurs vis à vis de son ancienne religion. L’impact de ce qui s’apparente bien à une provocation fut immense dans le monde musulman, d’autant plus que l’Islam interdit absolument l’abjuration de sa foi.
[65] .- Car on n’y prévoyait en tout cas pas la délivrance des Lieux Saints à Jérusalem.
[66] .- En effet, à côté des privilèges spirituels (p. ex., la rémission des péchés), du titre de Miles Christi, et de la promesse du Paradis, dès le XIIe siècle la papauté déterminera aussi le statut du croisé par une série d'avantages matériels. Par le privilège de croix, défini en 1145 (dans la bulle Quantum praedecessores, première bulle de croisade), le croisé, sa famille et ses biens sont placés sous la protection de l'Église. Soustrait à la juridiction laïque, il relève désormais des tribunaux ecclésiastiques; le seigneur ou le roi ne peuvent exiger de lui ni aide ni taxe. Pendant la durée de la croisade, le paiement des intérêts pour les emprunts contractés est suspendu et un moratoire autorise le croisé à ne payer ses dettes qu'à son retour.(tiré du site Internet « Helmous.club.fr »)
[67] Voir la photo agrandie (p. 56) qui précéde le chapitre Le prieuré bénédictin de Grandson au Moyen Âge : XIIe-XVIe siècle, écrit par M. Bernard Andenmatten dans les pages 58-71 de L’église médiévale de Grandson, ouvrage collectif dirigé par Brigitte Pradervand et publié en 2007 avec le soutien de la Fondation CEPY.
[68] .- C’est le moment de se souvenir que le mot d’ordre de ces «moines noirs» était justement Ora et Labora («Prie et travaille»). Aide mnémotechnique : la Confrérie des Vignerons leur a emprunté cette devise qu’elle a gravée sur une plaque scellée sur le sol au beau milieu de la Place du Marché de Vevey (CH).
[69] .- Cette notion fut en effet longtemps abhorrée par les Romains. L’Abrégé d’Histoire Romaine que j’ai distribué en témoigne. Sous la date de 509 av. J.-C., il mentionne la connotation très négative de « tyran » dont les Romains affublèrent le titre de roi (rex) héréditaire, après le dégoût provoqué par Tarquin le Superbe. En fondant la République, les Romains veillèrent, comme les Athéniens avant eux, à limiter les pouvoirs des magistrats (cf note suivante). Par la suite, même leurs empereurs s’efforcèrent, le plus souvent, de ne pas prendre leurs descendants directs comme successeurs.
[70] .- Littéralement : « le premier, le plus en vue dans un groupe de pairs (= personnes jouissant des mêmes droits) »
[71] .- Comparable au grec arché, l’imperium était le pouvoir-tabou de vie et de mort sur leurs concitoyens - qu’ils fussent civils ou sous les armes - que recevaient les préteurs et les consuls romains. Ce pouvoir, limité, comme l’arché, à une année et pour une région bien déterminée, permettait à ces magistrats de condamner leurs concitoyens à mort, ou de les envoyer à une mort certaine face à l’ennemi, sans être inquiétés, car ils agissaient pour le bien de la patrie romaine.
[72] .- Comparable à l’imperium en ce qu’il concerne la justice et la guerre, le pouvoir de ces nobles médiévaux en diffère grandement par le fait qu’il n’est pas limité dans le temps et qu’il s’exerce de plus en plus pour la protection d’intérêts privés, sans tenir compte des intérêts supérieurs d’un royaume ou d’un Empire. (Notons encore que la notion d’hybris, chère aux tragédiens athéniens et au christianisme, semble avoir disparu chez ces nobles au comportement déjà féodal !)
[73] .- Voir le document « De Charlemagne à la féodalité », p. 3 et suivantes.
[74] .- A vous d’évaluer les ressemblances et les différences avec les nobles décrits ci-dessus, en 9.2.2.2 !
[75] .- Citation de J. Flori, p. 152.
[76] .- En 8.2, nous avons vu qu’au XIIe siècle encore Guillaume de Grassegals traduisait son titre de chevalier par miles (Génitif : militis).
[77] .- Notez de nouveau le changemeent par rapport à ce qui a été dit en 9.2.2.3, sous «Deuxième étape».
[78] .- Citation de J. Flori, Première Croisade, p. 159.
[79] .- En italique : les expressions empruntées à J. Flori.
[80] .- À la p. 31 de sa Prem. Croisade, Flori parle de Baudouin «de Flandre». Cela paraît erroné. À vérifier, en tout cas !
[81] .- Le texte latin original de Foucher et la traduction de F. Guizot (1825) ont été tirés tous deux du site «Gallica» (bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France). Mais leurs adresses diffèrent. Le texte latin de Foucher se trouve dans la section V du Recueil des historiens des croisades. Historiens occidentaux, tome III, 1995. Son adresse Internet est : http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=Numm-51573&M=tdm. La traduction de Guizot se trouve à l’adresse http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k94616t.image.f14.tableDesMatieres
[82] .- Psaume XXXII, 12
[83] .- Il s’agit d’Henri IV et de Plilippe Ier.
[84] Par Romanie, Foucher désigne sans doute l’Empire Romain d’Orient, gouverné alors par l’empereur Alexis.
[85] .- Aujourd’hui : Clermont-Ferrand.
[86] .- L’emploi de ce terme, qui, du temps de l’Eglise primitive, désignait les diverses communautés chrétiennes autonomes, m’étonne en ce texte du XIe-XIIe siècle, où l’autorité papale s’exerçait sans partage en Occident !
[87] .- Matthieu, V, V, 13.
[88] « plebem idiotam et mundi lasciviae supra modum inhiantem sapientiae sale corrigendo sallire ».
[89] .- Matthieu, XV, V, 14.
[90].- Du latin decima, la dîme était l’impôt ecclésiastique prélevant une fraction (en principe le dixième) d’une récolte. Prévue d’abord pour permettre aux moines et prêtres de (sur)vivre, la dîme finit par enrichir monastères et paroisses. Ayant été lui-même moine bénédiction de Cluny, Urbain II connaissait bien ce mécanisme.
[91] .- Encore plus grave que l’excommunication, l’anathème est prononcé contre les hérétiques ou les ennemis de la foi.
[92] .- Luc, VI, V, 19.
[93] .- «trêve», par le vieux français true, trive, vient du francique °trewa, qui signifiait « contrat », « traité ».
[94] .- D’autres manuscrits ne mentionnent pas les Arabes. Leur leçon (= version) est : Turci, gens Persica : «les Turcs, peuple venu de la Perse».
[95] .- Aucune mention de milites ici. Le texte latin parle d’equites (cavaliers) et de pedites (fantassins, piétons).
[96] .- En latin : « Christus autem imperat ». Cette formule du pape déclenchera le cri de ralliement des Croisés : Deus lo volt !
[97].- La traduction par « là-bas » est fidèle au texte latin de Foucher, qui écrit illuc. M. Guizot traduit « pour cette guerre sainte ». À mon avis, il sollicite un peu trop le texte. Mais il est vrai que les récompenses annoncées par Urbain II prouvent tout de même que c’est bien à une « guerre sainte » qu’il songe.
[98] .- Un passage des Evangiles que je vous laisse trouver atteste que le Christ aurait promis à Pierre que tout ce qu’il « lierait » (ou « délierait ») sur terre serait « lié » (ou « délié ») dans les Cieux. C’est sur ce passage que les papes ont fondé leur autorité suprême (du point de vue dogmatique, du moins).
[99] .- Le pape fait peut-être allusion ici aux milites ordinaires et subalternes escortant leur seigneur, ou gardant sa forteresse, que J. Flori décrit, p. 149-150 de sa Première Croisade…
[100] .- En fait, la date fixée par Urbain II fut le 15 août 1096, jour de l’Assomption de la Vierge Marie.
[101] .- Voilà de l’hagiographie ! Car, comme vous le savez, princes et ducs ne respectèrent guère l’autorité (auctoritas) d’Adhémar. Ils montrèrent plutôt leur pouvoir (potestas) de grands féodaux en agissant le plus souvent selon leur bon vouloir.
[102] .- Ce passage est en hexamètres dactyliques : Taliter Urbanus, vir prudens et venerandus,
Est meditatus opus, quo postea floruit orbis.
[103] .- « Reliques » vient du latin reliquiae, qui signifie «restes». Attesté en français dès 1080, ce mot désigne le corps ou les parties du corps d’un saint, ou encore les objets qui lui ont appartenu. Pour les raisons données ci-dessus, le culte des reliques fut encouragé par l’Eglise d’Occident, puis autorisé (mais pas imposé) par l’Eglise catholique.
[104] .- Voir, dans le document sur « Les origines du christianisme », l’Annexe II qui présente le texte de la lettre que Pline écrivit à l’empereur Trajan au sujet des chrétiens de Bithynie, en 112.
[105] .- Les Champs Décumates (Agri Decumates) correspondent à la région sur la rive droite du Rhin, qui fait face à Bâle et Augst. Limitée en outre par le Main et le Danube, elle recouvrait approximativement le Brisgau actuel. Son annexion à Rome fut achevée par Trajan. Elle fut protégée par un limes (frontière fortifiée) que les Germains ne percèrent qu’au IIIe, puis au Ve siècle. Son nom lui venait de la dîme (decuma) que devaient payer les colons qui y étaient installés.
[106] .- À savoir : centeni, ou «les Cent».
[107] .- Tacite doit rapporter ceci en s’étonnant, car, en bons « machos » méditerranées, les Romains, comme les Athéniens, préféraient confiner leurs femmes à la maison. Quant à leur rôle de prophétesses, songez seulement au sort de Cassandre …
[108] .- Le titre de «dieu» était décerné, à Rome, aux empereurs qu’on avait honorés de l’apothéose (= élévation au rang des dieux olympiens) après leur mort.
[109] .- Aujourd’hui son nom désigne une ligne de produits cosmétiques inspirée par les Anthroposophes …
[110] .- Cette coutume se perpétue (ou a été rétablie) pour les hommes qui participent aux Landsgemeinden …
[111] .- Cf, ci-dessus en 11.2.2, Germanie, VI, 1.
[112] .- Chez les Romains, l’accession à l’âge adulte était marquée, dans les bonnes familles, par l’abandon, à seize ans, des amulettes qui protégeaient l’enfant des maladies + par la remise de la première barbe à Jupiter + par la prise de la toge (donc un acte appartenant au domaine civil) qui marquait l’accession à la citoyenneté romaine (Civis Romanus sum !).
[113] .- L’importance de ce mot pour les nobles de ces temps-là est relevée dans la section 9.2.2.2.
LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
par M. Marco Perlini, professeur au Gymnase du Bugnon
mars 2007
POINTS DE REPÈRE CHRONOLOGIQUES