Balades
littéraires
Stendhal,
Promenades dans Rome
Le
Colisée
18 août 1827.- L'opinion commune est
que Vespasien fit construire le Colisée dans l'endroit où
étaient auparavant les étangs et les jardins de Néron;
c'était à peu près le centre de la Rome de
César et de Cicéron. La statue colossale de Néron
fut placée près de ce théâtre; de là
le nom de Colosseo. D'autres prétendent que cette
dénomination vient de l'étendue surprenante et de
la hauteur colossale de cet édifice.
Comme nous, les Romains avaient l'usage de célébrer
par une fête l'ouverture d'une maison nouvelle; un drame,
représenté avec une pompe extraordinaire, faisait
la dédicace d'un théâtre; celle d'une naumachie
était célébrée par un combat de barques;
des courses de chars, et surtout des combats de gladiateurs, marquaient
l'ouverture d'un cirque; des chasses de bêtes féroces
faisaient la dédicace d'un amphithéâtre. Titus,
comme nous l'avons vu, fit paraître, le jour de l'ouverture
du Colisée, un nombre énorme d'animaux féroces
qui tous furent tués.
Ut
fera quae montes nuper dimisit avitos
Altorumque exul nemorum, damnatur arenae
Quel doux plaisir pour des Romains ! Si nous ne sentons plus ce
plaisir, c'est à la religion de Jésus-Christ qu'il
en faut rendre grâce.
Le Colisée est bâti presque en entier
de blocs de travertin, assez vilaine pierre remplie de trous
comme le tuf, et d'un blanc tirant sur le jaune. On la fait venir
de Tivoli. L'aspect de tous les monuments de Rome serait bien plus
agréable au premier coup d'oeil si les architectes avaient
eu à leur disposition la belle pierre de taille employée
à Lyon ou à Edimbourg, ou bien le marbre dont on a
fait le cirque de Pola (Dalmatie).
On voit des numéros antiques au-dessus
des arcs d'ordre dorique du Colisée; chacune de ces arcades
servait de porte. De nombreux escaliers conduisaient aux portiques
supérieurs et aux gradins. Ainsi, en peu d'instants, cent
mille spectateurs pouvaient entrer au Colisée et en sortir.
On dit que Titus fit construire une galerie qui
partait de son palais sur le mont Esquilin, et lui permettait de
venir au Colisée sans paraître dans les rues de Rome.
Elle devait aboutir entre les deux arcs marqués des numéros
38 et 39. Là, on remarque un arc qui n'est pas numéroté.
(Voir Fontana, Neralco, et Marangonius.)
L'architecte qui a bâti le Colisée
a osé être simple. Il s'est donné garde de le
surcharger de petits ornements jolis et mesquins, tels que ceux
qui gâtent l'intérieur de la cour du Louvre. Le goût
public à Rome n'était point vicié par l'habitude
des fêtes et des cérémonies d'une cour comme
celle de Louis XIV. (Voir les Mémoires de Dangeau.)
Un roi devant agir sur la vanité est obligé
d'inventer des distinctions et de les changer souvent. Voir les
fracs de Marly, inventés par Louis XIV (Saint-Simon).
Les empereurs de Rome avaient eu l'idée
simple de réunir en leur personne toutes les magistratures
inventées par la république à mesure des besoins
des temps. Ils étaient consuls, tribuns, etc. Ici tout est
simplicité et solidité; c'est pour cela que les joints
des immenses blocs de travertin qu'on aperçoit de toutes
parts prennent un caractère étonnant de grandiose.
Le spectateur doit cette sensation, qui s'accroît encore par
le souvenir, à l'absence de tout petit ornement; l'attention
est laissée à la masse d'un si magnifique édifice.
La place où l'on donnait les jeux et les
spectacles s'appelait arène (arena), à cause
du sable qui était répandu sur le sol les jours où
les jeux devaient avoir lieu. On prétend que cette arène
était anciennement plus basse de dix pieds qu'elle ne l'est
aujourd'hui. Elle était entourée d'un mur assez élevé
pour empêcher les lions et les tigres de s'élancer
sur les spectateurs. C'est ce qu'on voit encore dans les théâtres
en bois, destinés, en Espagne, aux combats de taureaux. Ce
mur était percé d'ouvertures fermées par des
grilles de fer. C'est par là qu'entraient les gladiateurs
et les bêtes féroces, et que l'on emportait les cadavres.
La place d'honneur, parmi les Romains, était
au-dessus du mur qui entourait l'arène, et s'appelait podium
; de là on pouvait jouir de la physionomie des gladiateurs
mourants, et distinguer les moindres détails du combat. Là,
se trouvaient les sièges réservés aux vestales,
à l'empereur et à sa famille, aux sénateurs
et aux principaux magistrats.
Derrière le podium commençaient
les gradins destinés au peuple; ces gradins étaient
divisés en trois ordres appelés meniana. La
première division renfermait douze gradins, et la seconde
quinze; ils étaient en marbre. Les gradins de la troisième
division étaient, à ce qu'on croit, construits en
bois. Il y eut un incendie, et cette partie du théâtre
fut restaurée par Héliogabale et Alexandre. La totalité
des gradins pouvait contenir quatre-vingt-sept mille spectateurs,
et on estime que vingt mille se plaçaient debout dans les
portiques de la partie supérieure, bâtis en bois.
On distingue, au-dessus des fenêtres de
l'étage le plus élevé, des trous dans lesquels
on suppose que s'enchâssaient les poutres du velarium.
Elles supportaient des poulies et des cordes, à l'aide desquelles
on manoeuvrait une suite d'immenses bandes de toile qui couvraient
l'amphithéâtre et devaient garantir les spectateurs
de l'ardeur du soleil. Quant à la pluie, je ne conçois
pas trop comment ces tentes pouvaient mettre à l'abri de
ces pluies battantes que l'on éprouve à Rome.
Il faut chercher dans l'Orient, parmi les ruines
de Palmyre, de Balbec ou de Pétra, des édifices comparables
à celui-ci pour la grandeur; mais ces temples étonnent
sans plaire. Plus vastes que le Colisée, ils ne produiront
jamais sur nous la même impression. Ils sont construits d'après
d'autres règles de beauté, auxquelles nous ne sommes
point accoutumés. Les civilisations qui ont créé
cette beauté ont disparu.
Ces grands temples élevés et creusés
dans l'Inde ou en Egypte ne rappellent que les souvenirs ignobles
du despotisme; ils n'étaient pas destinés à
plaire à des âmes généreuses. Dix mille
esclaves ou cent mille esclaves ont péri de fatigue, tandis
qu'on les occupait à ces travaux étonnants.
À mesure que nous connaîtrons mieux
l'histoire ancienne, que de rois ne trouverons-nous pas plus puissants
qu'Agamemnon, que de guerriers aussi braves qu'Achille! Mais ces
noms nouveaux seront pour nous sans émotions. On lit les
curieux Mémoires de Bober, empereur d'Orient, vers
1340. Après y avoir songé un instant, on pense à
autre chose.
Le Colisée est sublime pour nous, parce
que c'est un vestige vivant de ces Romains dont l'histoire a occupé
toute notre enfance. L'âme trouve des rapports entre la grandeur
de leurs entreprises et celle de cet édifice. Quel lieu sur
la terre vit une fois une aussi grande multitude et de telles pompes?
L'empereur du monde (et cet homme était Titus!) y était
reçu par les cris de joie de cent mille spectateurs; et maintenant
quel silence!
Lorsque les empereurs essayèrent de lutter
avec la nouvelle religion prêchée par saint Paul, qui
annonçait aux esclaves et aux pauvres l'égalité
devant Dieu, ils envoyèrent au Colisée beaucoup de
chrétiens souffrir le martyre. Cet édifice fut donc
en grande vénération dans le Moyen Age; c'est pour
cela qu'il n'a pas été tout à fait détruit.
Benoît XIV, voulant ôter tout prétexte aux grands
seigneurs qui, depuis des siècles, y envoyaient prendre des
pierres comme dans une carrière, fit ériger autour
de larène quatorze petits oratoires, chacun desquels
contient une fresque exprimant un trait de la Passion du Sauveur.
Vers la partie orientale, dans un coin des ruines, on a établi
une chapelle où l'on dit la messe; à côté,
une porte fermée à clef indique l'entrée de
l'escalier de bois par lequel on monte aux étages supérieurs.
En sortant du Colisée par la porte orientale,
vers Saint-Jean-de-Latran, on trouve un petit corps de garde de
quatre hommes, et l'immense arc-boutant de brique, élevé
par Pie VII, pour soutenir cette partie de la façade extérieure
prête à sécrouler.
Je parlerai dans la suite, quand le lecteur
aura du goût pour ces sortes de choses, des conjectures proposées
par les savants à propos des constructions trouvées
au-dessous du niveau actuel de l'arène du Colisée,
lors des fouilles exécutées par les ordres de Napoléon
(1810 à 1814).
J'invite d'avance le lecteur à ne croire en ce genre que
ce qui lui semblera prouvé; cela importe à ses plaisirs
: on ne se fait pas l'idée de la présomption des cicérones
romains.
Rome, 17 août 1827. - Que de matinées
heureuses j'ai passées au Colisée, perdu dans quelque
coin de ces ruines immenses! Des étages supérieurs
on voit en bas, dans l'arène, les galériens du pape
travailler en chantant. Le bruit de leurs chaînes se mêle
au chant des oiseaux, tranquilles habitants du Colisée. Ils
s'envolent par centaines quand on approche des broussailles qui
couvrent les sièges les plus élevés où
se plaçait jadis le peuple roi. Ce gazouillement paisible
des oiseaux, qui retentit faiblement dans ce vaste édifice,
et, de temps à autre, le profond silence qui lui succède,
aident sans doute l'imagination à s'envoler dans les temps
anciens. On arrive aux plus vives jouissances que la mémoire
puisse procurer. (...)
Stendhal, Promenades dans Rome, Gallimard, Coll. Folio, 1997,
p. 22-26
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