Table des chapitres du dossier "Jeux de mots, archéologie du français"
1. Au commencement étaient les Celtes... (gaulois) 2. Alors vint Jules César... (latin) 3. Avec le temps, va, tout s'en va... (un peu de phonétique historique) 4. Les Francs étaient germaniques... (germanique médiéval) 5. Au temps des Croisades... (arabe médiéval) 6. Des marchands venus du Nord... (flamand médiéval) 7. La culture provençale... (méridional médiéval) 8. Le retour aux sources... (italien Renaissance) 9. Au temps des grandes découvertes... (espagnol, portugais Renaissance) 10. Des mercenaires venus du Nord et de l'Est... (influences diverses Renaissance) 11. Quand les mots latins repassent la Manche... (anglais Renaissance) 12. Les mots exotiques (nouveaux mondes) 13. Mondialisation du vocabulaire (temps modernes) 14. Et pour finir, un peu de sémantique... (mots cousins)
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Jeux
de mots Introduction Couverture
de l'ouvrage de Laurent Flutsch,
Aux racines du français La langue est comme le sol : elle conserve les traces du passé. En la fouillant, on y découvre des vestiges de temps révolus, de peuples disparus, de coutumes oubliées. Le vocabulaire français d'aujourd'hui foisonne de mots qui, comme les objets archéologiques enfouis, racontent une histoire. On y rencontre les empreintes des Gaulois, des Germains, des Arabes et de bien d'autres, laissées au gré des mouvements de population et des échanges. La langue est aussi comme un arbre. Elle plonge ses racines dans des couches anciennes, elle connaît des greffes, elle se ramifie, elle perd des branches mortes et elle se renouvelle. Elle est vivante. La langue n'a pas de frontières et n'a rien à voir avec un symbole national. A l'heure où d'aucuns veulent protéger le français comme on défendrait un territoire, notre exposition veut montrer qu'au contraire la langue, comme toute forme de culture, s'enrichit du brassage. Du reste, le français n'est pas d'ici puisqu'il vient du latin, et donc d'un petit coin d'Italie. Et tout au long de son histoire, il a accueilli des mots venus d'ailleurs qui se sont parfaitement intégrés. Dans le dictionnaire comme dans la vie, du jardin germanique au magasin arabe, du galetas turc à la boulangerie flamande, les mots de tous horizons ont depuis longtemps appris, eux, à vivre ensemble. Portrait de famille Dès 2000 avant notre ère, la plupart des langues parlées de l'Inde à l'Atlantique étaient apparentées et remontaient à une origine commune. La preuve ? Dans ces langues, dites indo-européennes, les mots les plus usuels ont un indéniable air de famille. Exemple : la mère. En vieil indien: matar En grec ancien: mhthr En latin: mater En gotique: mothar En vieil irlandais (celte): mathir En anglais: mother En allemand: Mutter Membre de la famille indo-européenne, le latin parlé par les Romains a donné naissance aux langues dites romanes, parmi lesquelles figure le français. Le mot latin mater y a donné notamment les formes suivantes: En roumain: mama En italien: madre En français: mère En provençal: maire En espagnol: madre En catalan: mare En portugais:mae Quand le latin s'éclate Avant la conquête romaine, nos régions étaient habitées par des Gaulois (parmi lesquels les Helvètes), qui parlaient le celte. Englobés dans l'empire romain à la fin du 1er siècle avant notre ère, ils ont largement adopté la nouvelle langue officielle et se sont latinisés, non sans enrichir le vocabulaire latin de mots celtes. Comme le langage évolue par voie orale, c'est le latin parlé, et non le latin littéraire, qui s'est peu à peu transformé pour aboutir aux diverses langues romanes. Mais pourquoi le latin parlé a-t-il donné naissance à plusieurs langues différentes? C'est qu'il n'était pas homogène: d'abord, la latinisation ne s'est pas faite partout au même moment, elle a été plus ou moins profonde selon les régions, et les langues indigènes l'ont plus ou moins influencée localement. Ensuite, lorsque l'empire romain a commencé à se désagréger au 3ème siècle de notre ère, le latin a perdu son rôle unificateur et officiel. Au fil des siècles, il s'est diversifié en fonction des conditions locales dictées par la géographie et par l'histoire: voisinage d'autres langues, apports "étrangers" lors de mouvements de population, etc. C'est ainsi que du latin naquirent
l'espagnol, l'italien, le roumain, le français et autres cousins
romans, sans compter d'innombrables dialectes et patois locaux. L'histoire tire la langue Ce sont les aléas de l'histoire qui favorisent la prédominance d'un langage plutôt que d'un autre et qui dessinent le paysage linguistique. Ainsi, parmi des centaines d'autres dialectes parlés en France, c'est celui du bassin parisien, siège de la cour des Rois de France, qui s'est imposé pour devenir le français d'aujourd'hui. Si, au Moyen Âge, la royauté s'était établie à Arles ou à Calais, la francophonie actuelle serait bien différente: à Québec, à Yaoundé ou à Lausanne, on parlerait peut-être aujourd'hui un "français" fondé sur le dialecte provençal ou normand. L'histoire, donc, crée les langues dominantes et assure aussi leur diffusion. C'est l'empire romain qui a dessiné l'Europe romane et par la suite, dès la Renaissance, ce sont d'autres empires coloniaux qui ont fait qu'on parle aujourd'hui espagnol à Mexico ou à Buenos Aires, portugais à Rio ou à Luanda, anglais à Washington ou à New Dehli, français à Pointe-à-Pitre ou à Dakar. De nos jours, le français
est parlé par 300 millions de personnes à travers le monde.
Il est la langue nationale -- ou l'une des langues officielles -- dans
trente pays. A y perdre son latin A la chute de l'empire romain, les Francs, d'origine germanique, étendent leur emprise sur la Gaule et adoptent le latin des populations locales. Pépin le Bref puis Charlemagne, qui règna de 768 à 814, tentèrent de rétablir une forme d'empire romain et de revaloriser le latin classique. Charlemagne ouvrit des écoles où le clergé acquerrait, avec des rudiments dinstruction, une connaissance du dogme chrétien propre à instruire le peuple. Lenseignement s'y donnait en latin. Mais le peuple avait perdu son latin. En quelques siècles, la langue avait en effet fortement évolué pour devenir une "langue rustique romane", et plus personne ne pratiquait le latin classique. En 813, le Concile de Tours prescrivit officiellement aux prêtres duser de la langue rustique afin dêtre plus facilement compris des fidèles. LÉglise encourageait ainsi les parlers populaires au détriment du latin classique. Ainsi, dun côté leffort scolaire et littéraire valorisait la tradition latine, de lautre lévolution linguistique naturelle et lexpansion du christianisme donnaient à la langue vulgaire une latitude qui ne cessa de sétendre. Dès le 9e siècle
régnait donc le bilinguisme: le latin, essentiellement écrit,
pour les élites, la vie intellectuelle, la littérature
et l'administration; et les langues vulgaires, orales, pour le peuple.
Puis la langue populaire passa aussi dans les textes. En 881, le récit
du martyre de Sainte Eulalie est écrit en langue vulgaire: c'est
le premier texte littéraire "français". Et la première
grammaire destinée aux étrangers, lAprise de
la langue française de Gautier de Bibbesworth, est rédigée
vers 1290. Le français, un patois local qui a réussi Au cours du Moyen Âge, on parlait en France et dans les régions limitrophes des quantités de dialectes répartis en trois groupes principaux. Dans la moitié sud, pour dire "oui", on disait "oc". C'est le groupe de la langue d'oc, auquel appartiennent les dialectes gascon, provençal ou béarnais. Dans la partie nord, on disait plutôt "oïl" (qui a donné oui); le normand, le picard, le français du bassin parisien sont de cette famille. Enfin, au Sud-Est, dans la vallée du Rhône, en Savoie, en Suisse romande et dans le Val d'Aoste, on parlait des dialectes intermédiaires dits "franco-provençaux". La plupart des patois romands en font partie. Ces dialectes locaux étaient pratiqués dans la vie courante et aussi dans la littérature. C'est ainsi que les troubadours méridionaux, très réputés, véhiculèrent la langue d'oc loin à la ronde. Mais ladministration royale sinfiltrait partout et imposa peu à peu la langue d'oïl, en l'occurrence bien sûr le français de Paris. Dès 1442, les États de Languedoc sadressaient au roi en français. Et vers 1500, les milieux instruits du Midi étaient bilingues langue d'oc -- langue d'oïl. Au fil des siècles, les parlers d'oc et les parlers franco-provençaux furent ainsi rabaissés au statut de patois, tandis que le français de Paris devenait la langue officielle et écrite par excellence. Ceci d'autant que le développement de limprimerie, qui imposait lunité de la langue, renforça encore la prédominance du français royal. Si celui-ci jouissait encore,
au 16ème siècle, dune très grande
liberté dans la phonétique et dans la syntaxe, il s'unifia
et se normalisa au 17ème siècle avec la création
de l'Académie et avec le triomphe de la notion de " bon
usage ". Fabrication de mots Le vocabulaire s'enrichit et évolue de façon orale et naturelle, par des glissements de sens, des associations d'idées, des apports extérieurs. Des mots nouveaux apparaissent et se ramifient, d'autres tombent en désuétude. Mais il arrive aussi qu'on en fabrique artificiellement. C'est ainsi qu'à la fin du Moyen Âge, à lépoque du moyen français (14ème -15ème siècles), le besoin dun vocabulaire savant se fait sentir. La langue vulgaire se révèle en effet d'une insuffisance criante pour désigner les concepts abstraits ou les connaissances scientifiques. Pour pallier ces lacunes, on crée donc quantités de nouveaux termes directement à partir du latin, ce qui développe considérablement le lexique. Le latin connaît ainsi une seconde jeunesse; aux mots dérivant de lui par évolution naturelle s'ajoutent des composés artificiels. Sur DIGITUS, qui avait donné doigt, on fabrique digital. Sur FRATER, qui avait donné frère, on crée fraternel et fraternité. Il existe ainsi dans le vocabulaire
de nombreuses paires de mots jumeaux, dont l'un est naturel et l'autre
artificiel: du latin NAVIGARE viennent nager (évolution
orale) et naviguer (fabrication savante). Il en va de même
pour évier et aquarium, uvrer et opérer,
chétif et captif, entier et intègre,
etc. Par mots et par vaux Les mots voyagent et se mélangent. Lorsqu'un peuple s'installe dans un territoire, il arrive qu'il impose sa langue (comme les Romains l'ont fait avec le latin), mais il l'enrichit parfois de mots pris aux parlers locaux (comme le gaulois). D'autres fois, les nouveaux arrivés abandonnent leur propre langage pour adopter celui du pays où ils s'établissent (comme les Francs, qui ont délaissé leur idiome germanique au profit du latin ou du gallo-roman qui en dérivait). Mais ces immigrants n'en apportent pas moins à la langue locale des mots tirés de leur parler ancestral. C'est ainsi que les Francs ont laissé dans le français quantités de termes d'origine germanique : le mot "français" lui-même en fait partie! Mais les mots ne voyagent pas qu'avec les conquérants: les relations commerciales, les voisinages, les guerres, les voyages génèrent des rencontres qui favorisent les échanges de mots. Au gré des épisodes historiques, les Flamands, les Arabes, les Italiens, les Anglais, puis les Indiens d'Amérique et bien d'autres ont beaucoup enrichi le vocabulaire français. Comme toute forme de culture, la langue profite du brassage. La suite de l'exposition explore ces apports extérieurs époque par époque. Bon voyage dans le dictionnaire! |